Le capitaine Hugo à Eylau
Louis Joseph Hugo
(oncle du poète) s’était engagé dans l’armée de la République, à 15
ans, en 1792. Après avoir participé aux batailles de Fleurus, d’Ulm,
d’Austerlitz, de Iéna, il est à Eylau, capitaine des grenadiers du 55e de
ligne.[1]
J’étais capitaine de grenadiers au 55e. On s’était battu
toute la journée. On avait pris et repris Eylau. La nuit venue, nous fîmes le
bivouac auprès du cimetière. Nos camarades avaient l’habitude
d’aller chercher à coucher dans les maisons, moi je couchais avec mes
grenadiers ; la première botte de paille était pour moi, et mes camarades
n’avaient pas encore trouvé un gîte que je dormais déjà depuis quatre
heures.
Au milieu de la nuit, arriva un
ordre qui prescrivait à la compagnie de se transporter dans le cimetière et de
garder la position. Le colonel n’était pas là, son lieutenant
n’était pas là. Je pris le commandement, et j’installai mes hommes.
Tout cela sous la neige, par un froid de douze degrés.
En me réveillant, je
m’aperçus que j’avais dormi sur un russe gelé. Je me dis : Tiens,
c’est un russe.
À six heures le feu commença.
Le général Saint-Hilaire,
commandant de la division, passa devant moi et me dit :
—
Hugo, avez-vous la goutte ?
— Non, mon général.
— Je la boirais bien avec vous.
— Et moi aussi, mon général.
Il faut dire que, depuis trois
jours ; nous n’avions rien pris. Un de mes grenadiers, un nommé Desnœuds, se tourna vers moi et me dit :
—
Mon capitaine, je l’ai, moi.
— Bah ! tu l’as, toi ?
— Oui, mon capitaine ; tenez, ouvrez mon havresac. J’ai gardé une poire
pour la soif.
J’ouvris son havresac, et
je trouvai une bouteille d’eau-de-vie de France qu’il avait eu la
constance de garder depuis Magdebourg, sans y toucher, malgré toutes les
privations que nous avions eu à subir. Je bus une bonne goutte, et, avant de
remettre la bouteille dans le sac, je lui demandai s’il voulait bien en
faire boire au général.
-
Oui, me répondit-il, mais ils voudront tous boire de mon eau-de-vie et il n’en restera
plus pour moi.
Je pris alors un gobelet
d’étain qu’il portait à la monture de son sabre, je le remplis et
le portai au général, qui était à quelques pas sur un petit tertre.
-
Qui est-ce qui vous a donné ça ? me dit-il.
- Mon général, c’est un grenadier
de ma compagnie.
- Voilà vingt francs pour lui !
Et
il me remit un louis que je portai au grenadier et qu’il refusa, me
disant :
- Mon capitaine, j’ai été assez
heureux pour obliger mon général, je ne veux pas d’autre récompense.
Pendant tout cela, soixante
pièces tiraient à mitraille sur nous.
Un quart
d’heure après, Desnœuds reçut une balle à
la jambe. Il sortit de son rang, alla s’asseoir à quelques pas de là, et,
tandis que les balles pleuvaient, ôta son havresac, en tira de la charpie, une
compresse, des bandes de toile, se pansa, remit sa guêtre, et revint à sa
place. Je lui dis alors :
- Desnœuds,
va-t’en, tu es blessé.
- Non, mon capitaine, la journée est
belle, il faut la voir finir.
Une heure après, il fut coupé en deux par un
boulet.
Ce pauvre grenadier était un brave et avait déjà fait parler de lui.
C’est le même qui, à Iéna, tandis que nous étions à la poursuite
d’un détachement de prussiens, s’était jeté sur leur colonel,
l’avait pris à bras-le-corps, criant à ses camarades : J’ai le mien, que chacun prenne le sien
!
[1] Le 55e de ligne, commandé par le colonel Silbermann,
fait partie de la brigade Waré, de la division
Saint-Hilaire, corps d’armée Soult.