ANALYSE DU SUJET
Nous sommes bien conscients qu’il s’agit d’une œuvre allégorique, nous pouvons néanmoins souligner certaines remarques sur cette symbolique. Du point de vue équestre, on relève quelques anomalies dans la représentation d’un cheval cabré monté par un cavalier, tant dans la position du cheval que de celle du cavalier qui le monte. En effet, on peut remarquer le fléchissement quelque peu exagéré, bien qu’acceptable, des postérieurs du cheval. Son arrière-main est plus proche du cheval qui va s’asseoir que de celui qui se cabre.
Sa tête paraît trop relevée, avec une telle attitude, le cheval risque fortement de percuter la tête du cavalier qui se tient trop en avant. Son chanfrein, s’il était maintenu par la main du cavalier, devrait avoir une certaine inclinaison par rapport au sol, tandis qu’il est parallèle à celui-ci.
La tenue en selle de Bonaparte est des plus irréalistes. Tout d’abord, on remarque le très large flottement des rênes, le cavalier n’est absolument pas en contact avec son cheval. On n’a jamais vu un cheval cabré avec si peu de maintien de la part de son cavalier, sauf si le levage des antérieurs est commandé depuis le sol par un écuyer. La jambe du cavalier, repliée en arrière, est absolument contraire à une bonne tenue en selle dans l’exécution d’une telle figure, son pied n'est pas en appui sur l'étrier et on se demande comment il fait pour ne pas glisser de sa selle et rouler au sol ?
Nous avons trouvé une explication dans le tableau exécuté l’année précédente par David dans son œuvre intitulée Les Sabines. En effet, dans ce magnifique tableau qui se trouve au Louvre, on remarque à droite de la scène, la présence d’un cheval pie monté à cru par un cavalier antique dont la position de la jambe est absolument identique à celle représentée dans le portait qui nous occupe. Je me suis amusé à imprimer à la même échelle les deux tableaux et à les superposer, la similitude est quasi parfaite !
Le cheval est pratiquement dans la même position. On retrouve le même œil quelque peu inquiet et la tache brune de la robe pie du cheval. A n’en pas douter, David a repris l’essentiel de son couple cavalier-cheval antique pour le transposer dans son portrait.
DETAIL DES OEUVRES
N° 1
Ce portrait intitulé par David Tableau-portrait équestre du général Bonaparte Premier consul peint dans le moment où il gravit les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, le 20 mai 1800, porte le titre actuel Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard. Commandé officiellement en août 1800, il est peint d'octobre à janvier 1801. Ce tableau est réalisé pour le roi d’Espagne Charles IV qui admirait Bonaparte et souhaitait en avoir le portrait. Le Premier consul avait expressément demandé à David de le représenter sur un cheval fougueux, désir largement satisfait par l’artiste. Signé et daté L. DAVID L’AN IX sur la lanière de poitrail du cheval.
Bonaparte désigne du doigt le but à atteindre de sa main droite dégantée. Sa main gauche est enveloppée dans un gant à crispin blanc brodé or. Le Premier consul apparaît dans son uniforme bleu de général de la République avec un manteau fantaisiste jaune-orangé. Il arbore une écharpe blanche aux motifs brodés avec franges or. Son visage reflète une jeunesse au sortir de l’adolescence, alors que le général Bonaparte a trente et un ans en 1800. Il porte un sabre de cavalerie légère à l’orientale, très proche de celui de Marengo, maintenu par des bélières en maroquin rouge brodé or. Le sabre ne subira aucun changement sur les cinq tableaux.
Son cheval, dont le blanc de l’œil exprime toute l’ardeur, est un pie noir avec une tache sur la tête et une autre sur le poitrail. Il est équipé d’une bride complète en cuir noir comprenant une muserolle, un mors de bride à branches droites ornées de bossettes sans motif et un filet. Ce filet et ses rênes sont en galons dorés que Napoléon conservera pour toutes ses montures. La croupière est en cuir noir agrémenté d’une rosace en métal doré monté sur une étoile en cuir et accompagné de quatre fleurons dorés. La sangle qui maintient la selle rase à la française est en tissus brun rouge ce qui la fait nettement ressortir sur le ventre du cheval. Le tapis de selle apparaît rouge écarlate brodé or ce qui correspond exactement à la selle d’officier général que Napoléon utilisera durant toute sa vie de cavalier.
Comme nous l’avons démontré plus haut, ce cheval est inspiré d’un précédent tableau de David Les Sabines sur lequel nous retrouvons la tête et l’attitude du destrier.
Le sol est recouvert d’une fine pellicule de neige juste à l’endroit où se tient le cheval et un drapeau aux couleurs nationales flotte au vent de la conquête qu’il symbolise dans le coin droit du tableau. Exposé au Palais Royal de Madrid en août 1802, il est finalement légué à la Malmaison par Eugénie Bonaparte, princesse de la Moskowa.
Références techniques : 1801 – Huile sur toile 259,0 x 221,0 cm. Musée national des châteaux de Malmaison & Bois-Préau, Rueil-Malmaison. N° d’inventaire MM.49.7.1/© Photo RMN/86EE5326 – D. Arnaudet.
N° 2
Intitulé de façon identique au premier par David, il porte le titre actuel Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard. C'est sans doute le plus intéressant de cette série puisqu’il est le seul portrait ayant appartenu à Napoléon Bonaparte. Commandé en février 1801 et livré fin mai - début juin, il est signé et daté L. DAVID L’AN IX sur la lanière de poitrail du cheval.
Bonaparte apparaît cette fois avec un visage moins juvénile, il semble avoir plus de maturité. Il porte toujours le même uniforme, mais son manteau est rouge.
Le cheval est alezan aux signes distinctifs bien nets : belle face buvant dans son blanc, quatre balzanes hautes chaussées et une tache neigeuse sous le ventre. Son identification avérée, pour la première fois depuis 200 ans, est présentée dans mon ouvrage Les chevaux de Napoléon. En effet, nous sommes en présence de la jument la Belle qui a passé le col du Grand-Saint-Bernard et participé à la bataille de Marengo.
Ce tableau prend, à mes yeux de cavalier, toute sa valeur car il ne représente plus un cheval anonyme, mais une favorite de Bonaparte qui l’accompagnera encore de nombreuses années avant de décéder le 21 novembre 1811. Nous avons là un couple cavalier-cheval des plus symboliques. N’oublions pas que la légende veut que Napoléon Bonaparte ne monte que des étalons, or c’est une jument qui se voit portraiturer sur cette œuvre emblématique et pour ce faire, nous ne pouvons pas douter qu’il s’agit là d’un désir exprimé par le Premier consul.
Les Ecuries du Premier consul étant installées à l’hôtel de Longueville, près du Louvre où se trouve l’atelier de David, l’artiste s’est sûrement déplacé pour voir la jument et en faire un croquis précis afin de le transposer dans son portrait.
On remarque deux détails intéressants : la crinière et la queue de la Belle. En se référant au portrait d’après nature de cette même jument par Pierre Martinet conservé dans les écuries de la Malmaison, on constate qu’elle n’a pas de crins très fournis et qui plus est, ses crins sont noirs puisqu’il s’agit d’une jument baie. David en « rajoute » beaucoup dans son œuvre afin de magnifier le cheval. Il change en partie la couleur de crins pour les représenter délavés mais surtout, il allonge leur longueur et si on y fait bien attention, on remarque que le premier tiers de la queue correspond à la réalité et que le reste n’est là que pour s’harmoniser avec l’ensemble .
Le cheval n’a plus de rênes de filet et sa bride est simple sans muserolle. La sous-ventrière grise se détache nettement sur la robe du cheval et le tapis de selle est devenu d’une couleur blanchâtre assez indéfinissable.
Le ciel gris est bien un ciel de neige qui elle apparaît dans toute sa blancheur, mettant en évidence la robe brune de la jument. Les soldats progressant vers le sommet se détachent bien plus nettement dans ce paysage enneigé. Exposé à Saint-Cloud au salon de Mars en septembre 1802, ce tableau est pris par Blücher en 1815. Emporté à Berlin et remis au roi de Prusse l’année suivante, il est remis au musée de Charlottenburg où il se trouve toujours.
Références techniques : 1801 – Huile sur toile 260,0 x 226,0 cm. Musée de Charlottenburg, Berlin-Potsdam. N° d’inventaire GKI 913/© Photo Musée de Charlottenburg, Berlin-Potsdam.
N° 3
Cet exemplaire intitulé par David Le Premier consul passant le Mont Saint-Bernard porte le titre actuel Le 1er consul Bonaparte franchissant le Mont Saint Bernard, 20 mai 1800. Il est ni signé, ni daté. Le regard de Bonaparte semble plus froid encore que sur le précédent portait, ses traits sont plus marqués. Il apparaît un fragment de passementerie or à la manche gauche de Bonaparte dont le gant à crispin n’a plus de sur-piqûres au dos de la main. Son manteau est redevenu rouge comme le précédent. Ce tableau présente un cheval gris fer dont tout nous laisse à penser qu’il s’agit là d’une bonne représentation du fameux Marengo, cheval énigmatique et célèbre de Napoléon. On peut distinguer quelques traces d’anciennes blessures cicatrisées sur l’avant et l’arrière-main. L’ensemble du harnachement est en cuir brun et il est équipé d’une bride simple sans muserolle. On remarque l’absence du filet avec ses rênes et la sous-ventrière est, cette fois, d’un bleu pâle peu conventionnel pour ce type d'accessoire. Par contre, la selle d’officier général a retrouvé sa teinte écarlate conforme au règlement. Le ciel, quoique plus sombre, s’apparente assez au premier tableau avec sa trouée bleue à droite du manteau.
Placé dans la bibliothèque des Invalides le 19 décembre 1802, il est remisé en 1816, puis placé à Saint-Cloud en 1830. Finalement, il est exposé à Versailles où il se trouve toujours.
Références techniques : 1801-1802 – Huile sur toile 271,0 x 232,0 cm. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. N° d’inventaire MV 1567/© Photo RMN 82EE1478 – D. Arnaudet/J. Schormans.
N°4
Terminé à la suite de celui de Versailles en février 1803, David lui donne le même nom et porte le titre actuel Napoleon am St. Bernhard. Signé et daté L. DAVID L’ANNO X sur la lanière de poitrail du cheval, il a sans doute été réalisé en grande partie par Georges Rouget, assistant très apprécié de l’artiste. Le cheval et Bonaparte sont quasiment identiques, on notera simplement la présence d’un motif brodé sur le dos de la main gantée du cavalier et une tendance rosée pour l'ensemble des teintes du tableau..
Envoyé au printemps 1803 à Milan pour décorer le palais de la République italienne, il est transféré à Vienne en 1834 et se trouve aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum.
Références techniques : 1803 – Huile sur toile 264,0 x 232,0 cm. Österreichische Galerie Belvedere, Vienne/1801 ÖG 2089/© Photo Fotostudio Otto, Vienne.
N°5
Dernier tableau de cette série, intitulé par David Portrait équestre de S.M. l'Empereur passant le Mont Saint-Bernard, il porte le titre actuel Bonaparte, 1er Consul, franchissant les Alpes, au Mont Saint-Bernard le 20 mai 1800. Signé DAVID sur la lanière de poitrail du cheval, il est probablement commencé après 1804, ce explique le titre d'empereur donné par l'artiste à Napoléon.
L’ensemble du tableau s’est considérablement assombri, ce qui préfigure un avenir plus difficile tandis que le premier portrait annonçait un futur radieux et conquérant. David cherche a lui donner un visage plus antique et parmi les changements importants dans cette réalisation, nous pouvons noter : les ombres du manteau nettement plus prononcés, l’écharpe de ceinture bleu électrique et les gants à crispin semblent passablement usés. Il est possible que ce tableau ait été remanié plus tard, son bicorne est orné d’un galon plus élaboré, probablement postérieur au Consulat. Le ciel apparaît plus menaçant, proche de l'orage qui couve.
Le cheval a retrouvé sa robe pie noir avec quelques taches supplémentaires au-devant de la hanche, sous la sous-ventrière et sur la fesse. Sa bouche, chargée d’écume, est très différente et ne laisse entrevoir que faiblement sa dentition. Il est équipé d’une bride simple en cuir noir sans muserolle, mais le filet et ses rênes font à nouveau leur apparition.
Emporté par le peintre à Bruxelles lors de son exil, il est offert à Louis Napoléon Bonaparte par sa fille, la baronne Jeanin, en 1850-1851. Cédé par le prince Napoléon en 1979, il rejoint le n°3 à Versailles où il se trouve toujours.
Références techniques : 1803 – Huile sur toile 267,5 x 223,0 cm. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. N° d’inventaire MV 8550/© Photo RMN 01DE2228 – F. Raux.Nous terminerons cette étude des portraits du général Bonaparte au Grand-Saint-Bernard non pas par un tableau, mais par une tapisserie contemporaine aux œuvres de David et directement issue de l’une d’elles.
N° 6
Tapisserie de la Manufacture des Gobelins à Paris. Intitulée Le Premier Consul Napoléon Bonaparte franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, le 20 mai 1800, en route pour Marengo, cette magnifique tapisserie réalisée en 1806 est offerte en 1811 à la princesse Pauline Bonaparte et représente exactement le portrait n°2 du Premier consul monté sur sa jument la Belle. Offerte à la commune de Martigny en Suisse par M. André Morand.
Références techniques : 1811 – Tapisserie 267,0 x 226,0 cm. Commune de Martigny/© Photo Darbellay, Martigny.
Philippe Osché
Remerciements à Patrick Petit de Bordeaux pour ses compléments d'informations et nous attendons avec impatience la sortie de son ouvrage complet et détaillé sur l’histoire de ces cinq tableaux et leurs nombreuses copies.
BIBLIOGRAPHIE
Jourquin J. – Les cinq tableaux de Bonaparte franchissant les Alpes au Grand-Saint-Bernard – Le Souvenir Napoléonien n° 392, décembre 1993.
Künzi F. – Bonaparte, Bicentenaire du passage des Alpes 1800-2000 – Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 2000.
Osché Ph. – Les chevaux de Napoléon – Chez l’auteur, Vaux-Morets
F – 01260 Vieu. A compte d’auteur, 2002.
Copyright © Philippe Osché