Le général Paul Charles François Thiébault


Le général Thiébault (1769 - 1846) s'était engagé en 1792, et commença sa carrière sous Masséna, en Italie. Il est, à Austerlitz, général de brigade, dans la division Saint-Hilaire, l'une des deux (l'autre est la division Vandamme) qui, sous les ordres de Soult, monte à l'assaut du Pratzen. Ses Mémoires furent publiés seulement en 1893-1895, et furent tout de suite un succès, sans doute parce que, comme on le verra ci-dessous, Thiébault n'hésite pas à critiquer l'Empereur, à qui, d'ailleurs, il avait reproché de ne pas l'avoir fait général de division après la bataille.


Le général Thiébault (1769 - 1846)Les forces ennemies qui s'avançaient pour livrer bataille s'élevaient à 104,000 hommes, dont 16,000 cavaliers, et je ne donne pas ce nombre d’après Koutousov, qui ment jusqu’à dire que nos forces étaient au nombre double des siennes, non d'après Napoléon qui s’est borné à évaluer les masses, mais d’après ce que m’a dit à Brünn, où je restai blessé après le départ de l’armée, le général Weyrother, qui à la paix fut nommé gouverneur de la Moravie et qui, lors de la bataille d’Austerlitz, était quartier-maître général de l’armée alliée sous les ordres du général en chef Koutousow. Ce dire du général Weyrother, dire répété cent fois dans nos entretiens, je l’ai contrôlé d’après ce qu’a publié Stutterheim (qui a diminué ce nombre d’un cinquième); et il se rapproche de celui qu’a donné Napoléon.

Au moment où ces 100,000 hommes s’ébranlaient en masse et marchaient sur nous, nos troupes étaient réparties ainsi : à Wischau, quatre régiments de cavalerie légère et, je ne sais comment ni pourquoi, cent quatre hommes d’infanterie y furent pris; à Austerlitz et dans les villages les plus voisins de ce bourg, le quatrième corps aux ordres du maréchal Soult et qui arriva par le couvent de Raigern; à Bosenitz, à Holubitz, et à Welspitz, le cinquième corps aux ordres du maréchal Lannes; à Schlapanitz, le premier corps aux ordres du maréchal Bernadotte; sur la route de Brünn à Wischau, les divisions de cavalerie de ligne, sous les ordres immédiats de Murat; à Brünn , la réserve de grenadiers, la garde impériale et l’Empereur.

Le 28 au matin, l’ennemi parut devant Wischau; de suite attaqués de front et débordés sur leurs flancs par les trois divisions de la cavalerie de l’avant-garde du prince Bagration et par l’avant-garde du général Kienmayer, les quatre régiments de cavalerie légère que nous avions dans cette place se reployèrent; malgré quelques charges qui la ralentirent, la retraite s’effectua régulièrement, par la route de Brünn, jusqu’en arrière de Rausnitz, que nous évacuâmes dans cette soirée du 28 et que l’ennemi occupa sans délai. Toutes les troupes passèrent la nuit sous les armes, et, des hauteurs d'Austerlitz où le quatrième corps bivouaqua., nous comptâmes sept lignes de bivouacs ennemis sillonnant sur un prolongement immense les hauteurs en avant de Wischau; en arrière de ces lignes de feu, la réserve tout entière formait, à Prosnitz, la garde des deux empereurs; en avant des mêmes lignes se trouvaient le prince Bagration et le général Kienmayer, en position entre Rausnitz et nous.

Pendant que de cette sorte tout se préparait pour un choc terrible, les échanges de parlementaires étaient plus actifs que jamais. Dans cette même journée du 28, le général Giulay, qui déjà était venu trouver l’empereur à Linz, et le comte de Stadion arrivèrent à Brünn pour négocier; mais Napoléon, ayant fait rompre à l’instant un armistice que, le 15 novembre, on avait arraché à Murat et qui n’était qu’un piège, se hâta de renvoyer ces plénipotentiaires à Vienne sous le prétexte de reprendre les conférences de Melk. Le soir du même jour, le comte d’Haugwitz, ministre des affaires étrangères de Prusse, leur succéda, et, en lui observant qu’il pourrait se trouver compromis au milieu du hourvari d’une grande  bataille, 1’Empereur l’engagea également à se  rendre à Vienne. Que dirai-je ? les pourparlers continuèrent jusqu’à ce que le canon tonnât et ne furent interrompus que par lui; car, le lendemain et le surlendemain encore, Savary fut envoyé à Alexandre, et, le lendemain de la bataille d’Austerlitz le prince de Lichtenstein commença  les négociations qui conduisirent à la paix. Il fut même question d’une entrevue entre ces  deux souverains, entrevue dont l’empereur Alexandre avait témoigné le désir, mais à laquelle ses alentours s’opposèrent. Quant à Napoléon, informé que le prince Dolgorouki, aide de camp d’Alexandre, se trouvait aux avant-postes, il s'y rendit par un motif qu’on fut loin de deviner; l'arrogance de ce Russe, l'extravagance des prétentions qu’il était chargé de soutenir parurent telles, que le renvoi de ce Dolgorouki fut assez brusque. Deux choses frappèrent au reste dans ces entrevues : l'une, le mépris que les officiers russes du quartier impérial affichaient très injustement pour les Autrichiens, auxquels ils imputaient, tous les revers de la campagne; l'autre, l’ignorance dans laquelle ces mêmes officiers se trouvaient relativement à ce qui s'était passé. Ils croyaient n’avoir, été défaits nulle part; étaient convaincus que nous avions plus que partagé leurs pertes et se trouvaient cent fois certains non de nous battre, mais de nous anéantir; erreurs et confiance qu’Alexandre poussait lui-même au dernier degré, qui certes, ne furent pas sans influence sur le désastre au-devant duquel lui et son armée marchaient. J’ai toujours été convaincu que Napoléon avait voulu juger par lui-même de ce fait, en se déterminant à voir ce Dolgorouki, et que non seulement il acheva ainsi de se convaincre d’après leur jactance, de l’insuffisance des chefs de cette armée russe, mais qu’il réussit encore à ajouter à leur funeste confiance. 

Le comte d'Haugwitz l’avait à peine quitté, le 28 vers neuf heures du soir, que Napoléon monta à cheval et se rendit à la maison de poste, en arrière de Welspitz, où Murat  avait son quartier général. Soult s’y trouvait avec Murat dans la principale chambre chauffée d’un grand poêle, et tous deux s'entretenaient de notre position, sous le rapport de la disproportion des forces; comme Lannes venait d’arriver, ils lui dépeignirent cette position avec tant d'énergie que non seulement ils le persuadèrent de l’urgence de battre en retraite, mais obtinrent de lui, par suite du franc parler qu’il avait conservé avec Napoléon,  qu'il écrivit à celui-ci quelle était l’opinion de tous trois. Le courage ne pouvait manquer à la  conviction du maréchal Lannes; si personne au monde n’était plus brave, personne non plus n'était n’était plus franc, comme personne ne fut aussi loyal. Il prit donc, à l’instant la plume, et il achevait sa lettre, lorsque l'Empereur entra : "Eh  bien, messieurs, sommes-nous bien ici ?" furent les premiers mots.. "Ce n’est pas ce que nous pensons, répondit Lannes, et j'écrivais à Votre Majesté pour le lui dire." Et, sans répliquer 1’Empereur s’empara de la lettre et la lut. Cette lecture achevée, "Comment, continua-t-il;, Lannes conseille la retraite ! C’est la première fois que cela lui est arrivé. Et vous, maréchal Soult ?"  Soult répondit par ce faux-fuyant : "De quelque manière que Votre Majesté emploie le quatrième corps, il lui fera raison de deux fois son nombre".  Alors, indigné d'un procédé qu'il taxait de cafarderie, Lannes reprit avec colère : "Il n'y a pas un quart d'heure que je suis ici ; je ne sais sur notre position que ce que ces messieurs m’en ont dit,; c’est sur leur affirmation que s’est formée et qu'est fondée mon opinion, comme c'est d'après leurs instances que je vous écrivais ; la réponse du maréchal Soult est donc une jeanfoutrerie, à laquelle j’étais loin de m’attendre, que je tiens à offense et dont j’aurai raison." Le maréchal Soult chercha à donner le change sur un motif et un moyen trop dignes de lui pour qu’on pût s'y méprendre ; abuser le maréchal Lannes en ce qui tenait aux procédés, à l’honneur, n'était pas d’ailleurs chose facile, et Lannes continua à le traiter de la manière la plus insultante. Quant à l’Empereur, sans plus s’occuper de cette querelle, sans paraître même s’en apercevoir, il se promena pendant quelques instants; s’arrêta tout à coup, et après avoir dit : "Et moi aussi, je juge une retraite nécessaire...", il ouvrit brusquement la porte de cette chambre, porte à travers  laquelle, et par une  curiosité bien justifiée dans de telles circonstances et envers de tels personnages, le chef d’escadron Subervie, premier aide de camp du maréchal Lannes, avait entendu tout ce que je viens de rapporter, et il donna à cet officier supérieur l’ordre d’aller chercher le maréchal Berthier, qui arrivant de Brünn et mettant pied à terre, entra à l’instant. 

Aussitôt, Murat, Lannes et Soult se retirèrent; l’Empereur dicta des ordres de manoeuvre plus que de retraite, d’après lesquels, le 29, un peu avant le jour, le corps du maréchal Lannes se reploya sur le Santon et celui du maréchal Soult (1), savoir et par ordre inverse, la division Saint-Hilaire en arrière de Kobelnitz, la division Vandamme en arrière de Puntowitz, la division Legrand derrière Sokolnitz, mouvement que, par échiquier, ces deux corps exécutèrent en carrés par régiment. Ce mouvement rappela à Morand les marches de l’armée d’Égypte, au milieu des innombrables hordes de mameluks; quant à moi, je ne fus pas moins frappé par la nouveauté que par la magnificence du spectacle. Rien n’était plus imposant et plus beau que ces trente masses mobiles qui, après deux heures de marche, se trouvèrent s’étendre sur un prolongement de plus de deux lieues, et que le reflet du soleil sur les armes rendait étincelantes. Quant aux troupes dont  ces masses étaient formées, orgueilleuses de la lenteur avec laquelle  elles exécutaient cette retraite en plein jour, elles semblaient défier, dans cet ordre, les lignes et les colonnes de la cavalerie ennemie qui couvrait tout l’horizon sans oser nous aborder. Pendant que ces deux corps d’armées se retiraient ainsi, notre cavalerie et notre artillerie garnissaient les intervalles, et, ce mouvement achevé, la cavalerie de ligne prit position en arrière de Girzikowitz; qu’une des divisions du maréchal Bernadotte occupa, l’autre restant à Schlapanitz; la division Friant reçut à Nikolsbourg l’ordre de se porter en toute hâte à Raigern, et la réserve de grenadiers, ainsi que la garde impériale, quittèrent Brünn pour camper autour du bivouac de l’Empereur, qui fut placé sur un monticule derrière le village de Kritschen. Ainsi prêt à se reployer ou à combattre, mais plus disposé d'une retraite qu’à une bataille si l’ennemi ne faisait pas la faute sur laquelle il comptait;telle fut la position dans laquelle l’Empereur résolut d’attendre les événements.

Le prince Dolgorouki, qui s’était montré si arrogant dans l’entrevue dont l’Empereur avait paru l’honorer, voulant justifier sur le champ de bataille le rôle qu’il avait joué comme diplomate, accaparait tout ce qui paraissait avoir quelque relief; du moins se trouva-t-il, dans la Relation officielle du général en chef Koutousow, gratifié de deux seuls faits d’armes qui aient rapport à ce mouvement. C’est lui en effet qui, le 28, avec un bataillon de chasseurs et un de mousquetaires, parvint à vaincre dans Wischau cent quatre hommes d’infanterie enveloppés de toutes parts, abandonnés, et qui, dans cette position cent fois désespérée, arrêtèrent, néanmoins et durant plusieurs heures la première division du prince Bagration. C’est encore lui qui, dans la soirée du même jour et avec deux bataillons de mousquetaires d’Arkhangelgorod, soutenu par toute l’avant-garde russe, entra en vainqueur dans la petite ville de Rausnitz, que notre intention n’était certes pas de conserver et que nous ne défendîmes un moment que pour faire payer au prince ce que nous étions résolus à évacuer pour rien; double succès à la faveur duquel toute l’armée alliée  continua, le 29, son mouvement offensif; comme elle l'eût continué sans lui (2).

Maîtes des hauteurs, depuis Pozorzitz jusqu’au lac de Satschan, occupant une position d’une étendue proportionnée à leurs forces, ayant sur le terrain 25,000 hommes de plus que nous et pouvant en avoir 35,000, arrivés sur nos avant-postes, les alliés, qui jusque-là avaient marché avec une circonspection résultant de leur ignorance sur nos forces et sur nos positions, n’avaient rien de mieux à faire qu’à nous attaquer, et cela est tellement exact que si, le 30, ils nous avaient présenté la bataille sans se désunir, Napoléon se serait reployé pour aller au-devant de ses renforts. et pour trouver un terrain plus favorable à ses desseins, moins favorable à ceux de l’ennemi. Mais, depuis le 25, les Russes surtout étaient convaincus que nous n’osions en venir aux mains avec eux, opinion fondée sur ce que, au lieu de nous opposer à leurs marches, nous avions évacué tous les points, qu’ils avaient attaqués ou menacés; sur ce que, selon eux, nous avions fui de Wischau, de Rausnitz et d’Austerlitz, et cela même de nuit; sur ce que nous avions fait les trois lieues de retraite sans halte; sur ce que, au lieu de menacer une de leurs ailes, nous avions concentré toutes nos  forces. Ces apparences d’hésitation  et d’appréhensions, ces condescendances leur semblèrent la dernière preuve de notre ébranlement moral et, pour eux, un présage certain de victoire.

Ce n’est pas ici le lieu de développer les trois partis qui se présentaient à eux pour l’attaque. De trois plans possibles, le premier, consistant à tourner notre gauche, à nous attaquer à revers par les hauteurs boisées, au nord du Santon, menaçait notre véritable ligne d’opérations, nous séparait des Bavarois, nous menaçait sur nos derrières et devait nous couper d’avec les corps d’armée de Ney et Augereau. Ce premier plan, fort inquiétant pour nous, fut rejeté par des raisons futiles; les Russes firent dédaigner le second qui, nous attaquant par le centre, ne pouvait donner lieu qu’à une bataille et à une victoire ordinaires. Les Russes rêvaient mieux; ils prétendaient nous anéantir d’un coup, et ils crurent y parvenir en adoptant le troisième plan. C’était le plan d’attaquer par notre droite, en forçant les passages de Sokolnitz et de Telnitz; plan qui ne pouvait réaliser que des inutilités ou des désastres; car, vainqueurs, les alliés, au lieu de séparer, morceler et couper toutes les troupes que l'Empereur avait avec lui; les réunissaient de fait, leur laissant la manoeuvre de retraite parfaitement libre; vaincus, c’étaient eux qui seraient hachés et coupés. Et, dans leur délire, au lieu d’arriver à Napoléon avant qu’il fût en mesure, ils n’avaient pas craint de perdre trois jours à sa portée, de manoeuvrer à découvert, de ne plus même nous honorer d’un secret, de ne pas appeler sur le champ de bataille les 10.000 hommes du corps du général Essen, corps au moyen duquel ils pouvaient être de,35,000 hommes plus forts que nous. Non, ce corps du général Essen, ils le destinaient à se réunir à l’armée de l’archiduc Ferdinand pour battre les Bavarois avant que nous pussions les joindre, pour nous prendre à revers en nous séparant des corps qui pouvaient nous renforcer, et ils se figurèrent que, parvenant de cette sorte à mettre nos 75,000 à 80,000 hommes aux prises avec leurs 134,000, le corps de l’archiduc y compris, nous étions perdus; et, rejetant l'idée de se borner à morceler le gros de notre armée pour le battre et le repousser, ils s’abandonnèrent avec enthousiasme et l’espoir d’envelopper en masse les troupes autour de l’Empereur et de prendre tout.

Peut-être, si ce plan avait été suivi contre un général du calibre de celui qui le conçut et l’exécuta, peut-être eût-il eu quelque chance de réussir; mais ce qui enivrait les alliés d’orgueil fut précisément ce qui fournit à Napoléon les moyens de les anéantir.

Le Santon, pivot de notre gauche, était hérissé d’ouvrages et d’artillerie; les alliés s’en éloignèrent pour annuler nos principaux moyens de défense; notre centre était gardé de quelques passages difficiles; seule notre droite n’était appuyée à rien; elle ne présentait aucun obstacle capable d’arrêter des forces imposantes, et d’ailleurs la pensée de se trouver sur la route de Vienne, immédiatement après avoir franchi Sokolnitz et Telnitz, exaltait les alliés; mais la nécessité de combattre sur une ligne de deux grandes lieues d’étendue ne les arrêta pas plus que le risque de réunir les deux cinquièmes de leurs troupes à l’une des extrémités de leur ligne et de dégarnir des hauteurs qui devaient être le centre de leurs positions. Ils ne virent aucune importance à ce fait que, sur un champ de bataille, tout devient une question d’espace et de temps, et, semblant oublier qu’ils étaient aux prises avec le plus grand capitaine du monde, ils méconnurent que ses actions, en apparence les moins réfléchies, se rattachaient forcément aux calculs les plus profonds.

Je le répète, aucune de ces considérations ne tempéra pour les alliés l’enivrement général. Les 29 et 30 novembre et une partie du 1er décembre furent perdus à remplacer les premières instructions et explications par de nouvelles; de cette sorte on donna, le temps au maréchal Davout d’arriver à Raigern avec 4,000 hommes de la division Friant, et je crois une division de dragons; enfin, le 1er décembre, à trois heures de l’après-midi, après avoir passé la matinée en reconnaissances et en tiraillements, après avoir fait manger la soupe aux soldats, on commença à exécuter le mouvement qui paraissait devoir consommer notre perte et dont celle des alliés fut et devait être la conséquence. 

Ainsi toutes les prévisions de l’Empereur se réalisèrent à Austerlitz, comme elles s’étaient réalisées à Ulm, trompant l’ennemi ici en se pelotonnant dans une souricière, comme là en s’affaiblissant au point le plus important. Lui aussi ne voulait pas d’une victoire ordinaire, et, de même qu’a Ulm il avait anéanti la grande armée autrichienne, il ne voulait en venir aux mains avec les Russes que pour les écraser. C’est d’ans cette pensée que, plus faible de 25,000 hommes et pouvant l’être de 33,000, il aurait refusé la bataille si, par une faute énorme, les alliés n’avaient, et au delà, compensé cette différence; mais il fut heureux de l’accepter lorsqu’il les vit donner de la manière la plus complète dans le piége qu’il leur avait tendu.

Vers le soir, un ordre du jour annonça la bataille à l’armée. Une phrase surtout acheva d’électriser les troupes, c’était celle par laquelle l'Empereur proclamait que, si elles justifiaient ses espérances, il se bornerait à diriger les mouvements, mais que dans le cas contraire il s’exposerait aux plus grands dangers. Cet ordre à peine lu à tous les corps, l’Empereur passa incognito et sans escorte sur le front de plusieurs régiments; de suite reconnu, il devint l’objet du plus grand enthousiasme. Au moment où il se trouva devant le 28e de ligne, un soldat de ce corps lui cria : " Nous te promettons que demain tu n’auras à combattre que des yeux." S’étant arrêté devant la brigade Ferny, composée des 46e et 57e, il demanda à des des soldats si leurs cartouches étaient complètes. "Non, répondit l’un d’eux, mais les Russes nous ont appris dans les Grisons qu’il ne fallait contre eux que des baïonnettes, et nous te montrerons ça demain". 

Entre une armée exaltée à ce point et une autre composée de fanatiques, c’était une bataille décisive et sans merci qui devait commencer avec le jour du lendemain 2 mais ce lendemain était le 2 décembre, et ce 2 décembre, était l’anniversaire du sacre et du couronnement. Cette coïncidence, jointe à la conviction de la victoire, enthousiasma tellement les troupes qu’elles voulurent, par des signes d’une réjouissance générale, annoncer à l’Empereur la fête qu’elles lui préparaient ; elles voulaient aussi en faire part à l’ennemi. Ne venait-il pas de nous rendre témoins de ces derniers mouvements exécutés à notre barbe, comme pour nous terrifier ? La nuit à peine close, et avec une incroyable spontanéité, près de quatre-vingt mille hommes, répartis en plus de douze bivouacs, se trouvèrent tout à coup armés de longues perches, garnies de bouchons de paille allumes, et, pendant une demi-heure; ils les renouvelèrent, les promenèrent et les agitèrent en dansant la farandole et en criant: Vive l’Empereur ! Tel fut le bouquet de feu, le bouquet prophétique que, dans le délire de la joie, avec des vociférations qui retentirent jusque dans le quartier des deux empereurs, une armée entière offrit à son souverain et à son chef. Or, sur ces quatre-vingt mille braves qui dansaient à la lueur des torches, vingt-cinq à trente mille allaient transformer ce champ de fête en champ de mort,; mais c’est le caractère de nos soldats de mêler les images les plus gaies aux images les plus terribles. Aux premiers cris et à la manière dont ils redoublèrent de toutes parts, la surprise nous fit sortir de nos têtes, et, comme la garde impériale renchérissait sur tous les autres corps, la curiosité fit sauter à cheval Morand et moi, et nous emmena d’un temps de galop au bivouacs de l’Empereur. Quels furent mon étonnement et mon bonheur en y trouvant le général Junot, arrivant de Lisbonne où je le croyais encore comme ambassadeur ! Par un vent à déraciner les arbres, une pluie de déluge, tous les ruisseaux débordés, ce général Junot était venu à franc étrier, et sans quitter le galop, de Lisbonne à Bayonne, où il s’était jeté dans une calèche, et il avait continué sa course jusqu’à Austerlitz, et cela sans perdre une heure, une minute; à cette rapidité seule il put devoir d’arriver douze heures avant la bataille et d’échapper au désespoir d’avoir fait plus de sept cents lieues pour ne pas s’y trouver. Exalté par la réussite, il n’y eut pas de folie que, dans sa joie, il ne nous contât; il riait comme un fou en nous parlant, par exemple, d’un postillon espagnol qui, galopant avec lui dans le moment d’un véritable ouragan, trempé jusqu’aux os et voyant un général, en pelisse blanche de colonel général des hussards avec des broderies et des crachats, aussi mouillé que lui, ne cessait de lui répéter "Senior, no es tiempo de embajador."

En rentrant ‘à Kobelnitz, vers onze heures du soir, je trouvai l’ordre de faire prendre les armes à ma brigade à trois heures du matin; de la porter en avant de ce village, et de l’y réunir au reste de la division.

Cet ordre était ridicule, car le jour ne venait qu’à huit heures, et, en laissant aux troupes trois heures de repos de plus, on ne compromettait rien; mais sous le harnais l'on, obéit, on ne discute pas, quoiqu’on n’en pense pas moins.

Quant à Richebourg et à moi, nous trouvâmes que nous coucher pour trois heures ne valait guère la peine; nous passâmes à jouer aux échecs le reste de cette nuit, la dernière qui, pour ce pauvre Richebourg, dût précéder celle de l’éternité.

Cependant, et d’heure en heure, l’Empereur recevait des rapports sur la continuation du mouvement de toute la gauche de l’armée alliée, ainsi qu’on en jugea par le bruit que faisaient les voitures d’artillerie, et chacun de ces rapports était pour lui le sujet d’une joie nouvelle. A trois heures, on n’entendait plus rien. C’était l’heure de repos qui précède le choc, mais c’était également le moment où, dans le plus grand silence, par une nuit claire et extrêmement froide, nos divisions se rassemblaient et, pour donner le change, faisaient entretenir les feux qu’elles quittaient. 

Bien avant le jour, l’Empereur était il cheval; avant huit heures, il avait réuni autour de lui le prince Murat, les maréchaux Bernadotte, Lannes, Davout, Soult, Bessières, Oudinot, et Berthier. Rappellerai-je, malgré la gravité de ce moment et le faible à-propos du fait, que, depuis la scène de la maison de poste, Lannes avait envoyé un cartel à Soult et n’en avait reçu aucune réponse, et que, le retrouvant la, il lui dit : "Je vous croyais une épée, et je vous ai attendu "; à quoi Soult se borna à répondre : "Nous avons aujourd’hui à nous occuper de choses plus importantes" et Lannes de répliquer : "Vous n’êtes qu’un misérable."

Au jour naissant, on vint rendre compte à l’Empereur que les dernières troupes russes qui avaient encore passé la nuit sur le plateau de Pratzen, le quittaient, se dirigeant vers Telnitz : "Combien de temps faut-il à vos troupes pour couronner le plateau de Pratzen ?" demanda alors Napoléon au maréchal Soult, et, sur la réponse qu’il fallait au plus vingt minutes, voulant mettre à profit un brouillard qui couvrait les vallées et empêchait de voir nos troupes qui s’y trouvaient comme blotties, l’Empereur ajouta : "Eh bien, nous attendrons encore un quart d’heure." Ce quart d’heure écoulé, l’Empereur, de qui chacun avait reçu ses dernières instructions et ses ordres, donna le signal du départ; chacun courut à son poste pour les exécuter; lui-même partit en s’écriant: "Finissons cette guerre par un coup de tonnerre", et au cri de : Vive l’Empereur ! que répètent les troupes, on achève de se séparer pour contribuer, chacun selon ses forces, à rendre plus écrasant le coup de tonnerre annoncé par celui dans les mains de qui se trouvait alors la foudre.

En parcourant les hauteurs de Pratzen, le 21 novembre, c’est-à-dire au moment où les alliés se retiraient sur Olmütz,et dans la pensée que la saison, l'attente de nouvelles troupes et le besoin de reposer celles dont ils disposaient, les décideraient à suspendre les opérations de la guerre, du moins pour quelques semaines, l’Empereur avait dit aux officiers qui le suivaient : "Reconnaissez bien ces hauteurs; c’est ici que vous combattrez avant deux mois." 

Dans la même reconnaissance et en traversant les villages de Girzikowitz, Puntowitz , Kobelnitz; Sokolnitz, Telnitz et Moenitz, il avait dit encore : "Si je voulais empêcher l’ennemi de passer, c’est ici que je me placerais; mais je n’aurais qu’une bataille ordinaire; si au contraire je refuse ma droite en la retirant vers Brünn, et si les Russes abandonnent les hauteurs, fussent-ils trois cent mille hommes, ils seront pris en flagrant délit et perdus sans ressource."

Lorsque, le 1er décembre au matin, il vit les hauteurs de Pratzen couvertes par les Russes, son mot fut : "L’ennemi y restera longtemps, s’il attend que j’aille le déposter de là`!"; mais, le même jour ler décembre, rentrant vers minuit à son bivouac et y recevant la confirmation de la nouvelle qu’en grande partie l’ennemi avait déjà quitté ces hauteurs, était en force devant Telnitz et continuait à augmenter sur ce point le nombre de ses troupes, il s’écria : "Demain, cette armée est à nous." Enfin, le matin même de la bataille, encore prêt à la retraite comme au combat, il retarde l’attaque d’un quart d’heure parce que le maréchal Soult lui dit qu’il faut vingt minutes pour couronner les hauteurs de Pratzen; il ne donne le signal de l’attaque que quand un aide de camp vient lui dire (un peu prématurément), que ces hauteurs sont abandonnées, et, une demi-heure après le signal donné et selon sa propre expression, "les Russes ne se battirent plus pour la victoire, mais seulement pour leurs vies"

Peu de mots sont plus mémorables; et par la force des prévisions dont ils témoignent, et par la succession logique des pensées qu’ils expriment; ils prouvent que, dès le 21 novembre, c’est-à-dire la première fois que l'Empereur parcourut ce terrain, il dut à son regard infaillible, à la puissance de son génie, l’inspiration de tout le parti qu’il pouvait en tirer; à dater de ce jour il conçut le moyen et la manière de se faire attaquer dans les positions qu’il venait de reconnaître et d’y anéantir les Russes. La faible idée que les combats déjà livrés et les conférences lui donnèrent des chefs de l’armée alliée, le confirma d’ailleurs dans l’espoir de les pousser à commettre les fautes dont il avait  besoin, et de remporter contre cette armée plus nombreuse que la sienne et brave, une victoire qui ne fût ni chère ni douteuse. La bataille d’Austerlitz, avec ses immenses résultats, on pourrait ajouter avec ses détails, exista dans sa tête et y forma une idée fixe à dater du jour où, de sa personne, il dépassa Brünn. Et comment en douter ? Il pousse jusqu’à Wischau; mais, tout en les faisant échelonner, il ne fait occuper cette petite ville que par quatre régiments de cavalerie légère, destinés à amorcer l’ennemi, nullement à prendre poste, et, dans ce but, il n’y place ni infanterie ni artillerie, et ne fait élever aucun ouvrage. Rausnitz et Austerlitz sont occupés par les 4e et 5e corps; mais ils ne le sont que pour être évacués à la première apparition de l’ennemi ou sous ses premiers efforts, et cela pour l’enivrer. par l’apparence de deux nouveaux succès. Il fait plus encore : pour afficher de la réserve, de la timidité, de la crainte, pour exalter de plus en plus les coryphées de l’armée russe surtout, il multiplie ses grand’gardes, il paraît faire travailler à des batteries, il commence sa prétendue retraite avant le jour, et, sans s’arrêter, sans même disputer les hauteurs de Pratzen, il fait faire trois lieues aux troupes; il se hâte d’envoyer à Vienne tous les plénipotentiaires, comme s’il ne voyait plus de sûreté pour eux, même en arrière de son armée; et pour mieux faire croire à son désir d’arriver à la paix sans combattre, quand il brûlait d’en venir aux mains, il va de sa personne trouver aux avant-postes un aide de camp d’Alexandre, et il ne rompt la conférence, à la suite de dix impertinences, que par une de ces boutades qui semblent résulter du dépit plus que de la sagesse.

Quant aux positions qu’il occupa, le Santon, mamelon assez escarpé qui se trouvait un peu en avant de notre gauche, est fortifié dans le but d’ôter aux Russes l’envie de se porter sur notre gauche; notre centre solidement occupé, sur lequel d’ailleurs toutes nos forces convergeaient, ne pouvait être abordé qu’en forçant des défilés qui auraient coûté beaucoup de monde; restait donc notre droite, qui, à la vérité, n’avait aucun appui, mais qui ne pouvait être attaquée et encore moins tournée sans un circuit immense, sans que l’armée assaillante se disséminât sur un front de plusieurs lieues, abandonnât toutes les hauteurs, toutes les positions militaires,  et  compromît enfin la route d’0lmütz, sa véritable ligne d’opérations. Et cependant !e but et l’espoir de l’Empereur, c’était d’attirer cette armée contre cette droite. Il ne fait occuper Sokolnitz et Telnitz que par le 3e de ligne et les deux bataillons corse et du Pô, de la division Legrand, quelques pièces de canon et la brigade de cavalerie légère de Margaron; et c’est seulement quand le feu est commencé, vers neuf heures du matin, qu’il les fait renforcer par 4,000 hommes de la division Friant. C’étaient d’ailleurs des troupes admirables qui, deux fois, reprirent le village de Telnitz; elles firent croire au double de leur nombre; mais, comme elles n’étaient pas de force à résister à 40 ou 50,000 Russes, tout de leur part devait se borner à contraindre l’ennemi à employer contre elles le plus de corps possible et à achever de le tromper sur le but que l'Empereur se proposait. On le voit, leur défaite était indispensable, et le succès des alliés sur ce point fut le complément des ruses de Napoléon; si bien que, avec 75,000 hommes contre 104,000, il n’eut pas à en faire combattre plus de 50,000.

Toute la bataille se trouvant expliquée dans ce qui précède;il ne reste plus qu’à en jalonner les principales phases. 

Le soleil levant du 2 décembre 1835, le "soleil d’Austerlitz" qui, pendant tout le temps que le canon tira, joua lui-même un rôle historique dans cette journée, ce soleil, dis-je, fut salué par l’attaque de Telnitz et de Sokolnitz, où nos troupes firent des prodiges contre les trois premières colonnes russes (3), que la quatrième même devait suivre; il éclaira le mouvement rétrograde des généraux Legrand et Friant, qui, ne pouvant résister aux masses des assaillants, se retirèrent, mais de manière à attirer les Russes le plus loin possible du point où le sort des armes devait se décider, et à remplir cette tâche de la manière la plus complète. Ce même soleil éclaira la marche offensive des divisions Saint-Hilaire et Vandamme gravissant les hauteurs de Pratzen, savoir : l’avant-garde Morand pour l’attaque du plateau qui domine la partie sud de ces hauteurs, la brigade Varé, ainsi que toute la division Vandamme, pour l’attaque de la partie est, et ma brigade pour enlever le village. Les Russes attaqués alors qu’ils attaquaient eux-mêmes et qu’ils nous croyaient  décidés à ne pas engager la lutte, menacés à leur centre alors qu’ils n’agissaient que sur l’insignifiante extrémité d’une de nos ailes, perdant les hauteurs qui étaient la clef de toutes leurs positions, et les ayant abandonnées pour égarer près de la moitié de leur armée dans une direction où bientôt elle ne trouverait plus un ennemi à combattre et où elle allait ère coupée du reste de l’armée; les Russes sentirent enfin la gravité de leur situation et firent les plus grands efforts pour nous reprendre ces hauteurs de Pratzen. Quatre combats, soutenus ou renouvelés avec acharnement pendant plus de trois heures, furent livrés sur ce point; mais encore, et quoique, malgré leur assertion, ils eussent l’entier avantage du nombre, quoique leurs troupes combattissent avec un grand courage: ils ne purent réparer la  faute d'avoir osé dégarnir, en présence de Napoléon, les positions dont la possession donnait la victoire, et ils payèrent leur témérité par un effroyable désordre. 

Pendant ces combats le feu s'était engagé sur toute la ligne, et plus de deux cents pièces de canon avaient successivement mêlé leur tonnerre à la fusillade de 150,000 hommes. A notre extrême gauche, et en avant du Santon, le maréchal Lannes avait brillamment combattu le corps du prince Bagration ; il l’avait chassé de Pozorzitz et forcé de se rejeter vers Holubitz, ainsi que Koutousow en convient lui-même dans son rapport. A la, droite du maréchal Larmes, notre cavalerie, commandée par Murat, avait enlevé plusieurs batteries à l'ennemi et, malgré cet avantage, ne fit cependant que lutter de succès et de revers avec l’immense cavalerie des alliés, jusqu’au moment où le général Kellermann décida la victoire par une heureuse et destructive embuscade. 

La 1e division du cinquième corps avait disputé Blazowitz à la réserve du grand-duc Constantin, qu’elle abîma dans plusieurs chocs successifs et à laquelle elle prit ses drapeaux et ses canons. La division Vandamme, renforcée par la brigade Varé, battit toutes les troupes de la quatrième colonne de l’armée alliée, moins les quatre régiments (4) détachés contre nous, et était arrivée à Augezd. Enfin la division Saint-Hilaire avait achevé de chasser les corps ennemis qui lui avaient été opposés sur les hauteurs sud de Pratzen, et, en les poursuivant, était arrivée devant Sokolnitz.

Sur tous les points la victoire était donc déclarée pour nous; la retraite de la gauche des alliés s’effectua sur Austerlitz, où leur centre et même la garde impériale russe arrivèrent dans un grand désordre. Le maréchal Lannes, qui, après Masséna, était de tous les généraux celui qui avait au plus haut degré le coup d’oeil de la guerre, ces éclairs du génie qu’on nomma inspiration, et cette force de volonté, cette promptitude qui fait que l’exécution se confond pour ainsi dire avec la pensée, le maréchal Lannes, saisissant ce que cette situation rendait possible, fit aussitôt un à-droite avec sa 1e division (5) et, renforcé par la 1e division du corps du maréchal Bernadotte, arriva à son tour sur les hauteurs de Pratzen; où se rendirent également toute la cavalerie, la garde impériale et la réserve de grenadiers (qui n’eurent pas un coup de fusil à tirer). C’était le moment où les divisions Vandamme et Saint-Hilaire achevaient de quitter ces hauteurs de Pratzen, pour suivre les Russes sur Telnitz et Sokolnitz; les trois colonnes qui,  le matin, avaient fait un mouvement analogue pour nous envelopper, se trouvèrent attaquées et forcées par nous dans ces dernières positions; elles perdirent toute leur artillerie et furent abîmées au point de ne sauver que des lambeaux. Séparé de la route d’Olmutz, tout ce qui restait de ces colonnes fut contraint de se retirer vers la Hongrie; suivis avec acharnement, prêts à être pris en flanc, coupés même par le corps du maréchal Davout et par celui du maréchal Mortier qui arrivait à marches forcées, ces débris eux-mêmes étaient perdus sans cette prétendue magnanimité que Napoléon put donner pour de la politique et de la grandeur d’âme, dans laquelle d’autres ne virent qu’orgueil et vanité, si vraiment il n’eut d'autre but que de faire dire, qu’il avait fait grâce à Alexandre de plus de 15,000 hommes. C’est dans le même esprit qu’il lui renvoya, le lendemain, avec le prince Repnine, tous les prisonniers de la garde impériale russe (6)

Tant de générosité, de gloriole ou de duperie exaspéra quelques hommes , en tête desquels il faut placer le général Vandamme, qui en apprenant ce fait s’écria : Leur faire grâce aujourd'hui, c'est vouloir qu'il soient dans six ans à Paris" Ils y furent huit ans après; et cette journée qui, de plusieurs années, aurait dû mettre les Russes hors d’état de jouer un rôle militaire en Europe, et qui leur avait coûté 8,000 morts, 23,000 prisonniers, 270 officiers, 10 colonels, 8 généraux, 180 pièces de canon qui avaient tiré; 150 caissons et un parc de cent pièces, presque tous les équipages de l’armée, tous ceux de l’empereur Alexandre; 50 drapeaux; n’empêcha pas que, deux années à peine révolues, l’Empereur ne fût aux prises avec les Russes, auxiliaires des Prussiens; et bien que ceux-ci eussent eu leur Ulm à Iéna. Ce fut dans les champs de la Pologne, et, malheureusement pour lui et pour la gloire de nos armes, Napoléon ne retrouva là ni un Mack,ni un Koutousow, ni la souricière d’Ulm, ni les coteaux d’Austerlitz, ni l’enthousiasme des soldats de la première Grande Armée, ni les Russes de 1805, ni cet aigle au vol immense qui, à Eylau, ne battit plus que d’une aile, et qui ne se releva à Friedland que pour retomber lourdement et pour jamais.

Pour en revenir à la bataille d’Austerlitz, vers trois heures du soir, j’avais été blessé au delà du château de Sokolnitz, et la bataille se trouva ainsi finie pour moi; elle ne tarda pas à l’être pour tout le monde. Il n’y eut plus en effet qu’une demi-heure de feu, et ce feu n’eut plus pour objet de la part de l’ennemi que de rendre la retraite de ses trois premiers corps moins désastreuse; et pour notre part de la rendre plus fatale. C’est pendant cette demi-heure que l’on prit des masses d’hommes, qu’on en noya trois à quatre mille qui cherchaient à passer sur le lac de Satschan; dont, vingt-quatre pièces d’artillerie de la garde impériale brisèrent la glace ; on s’empara, d’une artillerie immense que personne ne défendait plus, et on entassa plus de trophées qu’aucune des batailles des temps modernes n’en a jamais donné. On conçoit qu’après un tel fait d’armes les grades et les faveurs furent distribués avec une indicible profusion; on en décerna même, en masse, et, par exemple, tous les colonels ayant assisté à. la bataille furent faits commandeurs de la Légion d’honneur, même ceux de la garde impériale et de la réserve et de la 2e division du premier corps qui ne prirent aucune part à la lutte. Quoique j’eusse joué un rôle important, et qui contribua de fait au succès de la journée, je fus tenu à l’écart des récompenses; et dans les Relations qui furent publiées alors, mon nom, qui ne pouvait être omis, ne fut pas une seule fois cité comme je jugeais qu’il dût l’être. Ces dénis de justice me donnèrent le courage, je dirai presque l’audace d’imprimer en 1806, à Paris, des observations rectificatives, et bien que j’y eusse rétabli la vérité en ce qui me concerne, je ne pus m’exprimer aussi catégoriquement que je peux le faire aujourd’hui. Et par exemple ce bon et digne général Saint-Hilaire vivait; ne devant pas m’attribuer ce qui aurait dû être ordonné par lui, ne voulant, pas non plus., m’en déposséder, je m'en tins en plusieurs endroits à des phrases vagues. Et ce que je dis pour ce que j’écrivais en 1806, je puis le répéter pour mes autres écrits. Alors des liens de déférence ou d’amitié pouvaient influencer mes jugements et, pour ainsi dire malgré moi, en exagérer la faveur relativement à des personnes que les années ont pu me faire mieux connaître et apprécier. Désormais, je l’ai déjà dit, je me considère comme n'appartenant plus au monde; je n’ai plus de concessions à faire, et si par hasard il se trouvait que mes jugements d’autrefois offrissent quelques contradictions avec ceux d’aujourd’hui, on devrait en attribuer la cause à ce fait que je me suis trouvé à même de les rectifier; s’ils offrent quelques lacunes, c’est qu’à cette époque je n’avais pas la liberté de les formuler plus complets. 

C’est ce qui me décide à reproduire dans ces Mémoires les observations que j’ai imprimées en 1806, mais en les complétant avec toute la liberté que me donnent les années écoulées. Dans la bataille d’Austerlitz, quatre faits d’armes m’appartiennent exclusivement. 

Au moment où, à la pointe du jour, le maréchal Soult (je dirai, plus loin comment nous ne le vîmes plus de la journée) nous mit en mouvement, Morand, reçut du général Saint-Hilaire l’ordre de gravir le plateau de Pratzen et d’y prendre position. Varé de suivre le mouvement du généra! Vandamme et de recevoir ses ordres; et moi de chasser l’ennemi du village de Pratzen, puis de rejoindre notre l'avant-garde sur le plateau vers lequel Saint-Hilaire se dirigea en même temps que Morand. Saint-Hilaire m’ayant dit que le village ne devait être occupé que par des postes ennemis, je m’étais borné; pour gagner du temps, pour épargner un détour à une partie de mes troupes et pour proportionner les forces au besoin, à charger de l’attaque le colonel Mazas avec son 1er bataillon;  néanmoins, et par une suprême précaution, je suivis Mazas avec mes trois autres bataillons en ligne; par bataillon en masse, et bien m’en prit, car, quoi qu’en dise le général Koutousow dans sa Relation, non seulement le bataillon du régiment de Nowgorod et celui d’Apcheron, ou Apcheronski, destiné à occuper ce village comme avant-garde de la 4e colonne, avaient eu le temps d’y arriver, mais ils avaient eu le temps également de se porter en avant du village et de se coucher à plat ventre pour que nous pussions arriver sur eux sans les apercevoir. Ils se levèrent au moment où Mazas, marchant en bataille, se trouva arrêté par le très large ravin qui précède le village, et ils tirèrent sur lui presque à bout portant un feu si meurtrier que, de surprise et d’épouvante, tout le 1er bataillon du 14e de ligne partit à la débandade. Comment un chef ayant cette expérience de la guerre pouvait-il avoir donné dans une telle embuscade faute de s’être fait précéder de quelques éclaireurs qui auraient reconnu le ravin et dépisté les Russes ? Mais il ne s’agissait pas de perdre son temps en réprimandes; je poussai donc en avant pour crier à Mazas de rallier son bataillon, puis ayant sauté à bas de cheval et ordonné au 36e de marcher sur le village et d’en forcer l’entrée, je partis au cri de : Vive l’empereur ! et, chargeant à la tête du second bataillon du 14e qui se déploya, en courant, je me précipitai dans le ravin où mon cheval n’aurait pu descendre, j’abordai les Russes à la baïonnette et je les mis en déroute après avoir vengé les pertes que le 1er bataillon avait faites. (7) 

Notre gauche débarrassée d’ennemis, je suivis le mouvement de Morand, et cela dans l’ordre suivant : 1er bataillon du 19e régiment ; 36e régiment ; 2e bataillon du 14e  qui, ayant poursuivi les deux bataillons russes, avait été le dernier rallié et n’avait pas pu être attendu par les autres. Mais, et en dépit de Koutousow et de Stutterheim, Morand était déjà assailli par des forces disproportionnées. Avec le 1er léger seul, il faisait face à toute la brigade Kamenski; il était débordé à droite et à gauche de manière à être pris à revers. C’est à ce moment que Saint-Hilaire accourut à moi pour me demander un de mes bataillons et me devança avec le 1er du 141, qui au pas de course alla prendre la droite du 1er bataillon du 1er léger et rétablit le combat.

J’arrivai presque aussitôt et j’allais me joindre à Morand, pour achever d’avoir raison de cette brigade Kamenski, que nous évaluâmes devoir être de 4 à 5,000 hommes, lorsque j’aperçus quatre régiments serrés en masse, et arrivant à nous du côté de Krenowitz, c’est-à-dire par le flanc gauche et en arrière de la ligne formée par Morand. A leur vue, j’arrêtai les trois bataillons qui me restaient, et, de suite rejoint par le général Saint-Hilaire, nous examinâmes avec nos lunettes d’approche ces masses qui arrivaient  à nous, et ne vîmes rien qui n’annonçât l’ennemi. Bientôt cependant nous entendîmes leurs musiques, et peu après, un officier de ces régiments s’étant approché de nous à toute distance de la voix nous cria : "Ne tirez pas, nous sommes des Bavarois " et, du moment où il fut certain que nous l’avions entendu, il retourna vers ces régiments : "Ah ! me dit le général Saint-Hilaire, qu’allions-nous faire ?" - "Mon général, repartis-je avec une vivacité dont je n’étais pas maître, ces  Bavarois me sont suspects, et cet officier, qui n’a pas osé nous aborder, me le paraît davantage." - "Vous exposeriez-vous, reprit-il, à tirer sur les allies de l’Empereur ? - Et comment voudriez-vous que des alliés de l’Empereur marchassent sur nous ?‘" - Il insista pour me faire sentir combien une erreur serait funeste ; je répliquai qu’une surprise serait désastreuse et j’ajoutai que j'allais faire mes dispositions, comme si c’était l’ennemi, puis que j’irais reconnaître moi-même. Nous ne discernions en effet ni les uniformes des Bavarois, ni leur chef; et on avait dit pendant la nuit qu’un corps bavarois avait déjà rejoint. En toute hâte je fis déployer, à l’appui de la légion Morand, le 36e de ligne qui formerait le pivot autour duquel je manoeuvrerais, et je plaçai en colonne,  la gauche de ma ligne, le 4e bataillon du 14e, pour pouvoir opposer au besoin une masse à celles qui s’avançaient vers nous et pour avoir une troupe que, sans déranger ma ligne, je pusse opposer à la cavalerie ou à tout autre corps qui essayerait de nous envelopper.

Morand employant trois des six pièces d’artillerie de la division, je plaçai les trois dernières entre mes deux bataillons du 36e; mais à ce moment, et sous les ordres du chef de bataillon Fontenay, nous arrivèrent six pièces de 12 que nous envoyait l'Empereur, qui jugeait à quel point notre position s’aggravait; de suite je m’en emparai, je les fis placer de chaque côté du 36e qui, comme je viens de le dire, en avait déjà trois entre ses deux bataillons, et, ma ligne se trouvant ainsi hérissée de gauche à droite et au centre, je fis masquer mes neuf pièces par des pelotons d’infanterie et je partis ventre à terre pour reconnaître ce qui s’avançait. Morand, que ces quatre régiments occupaient aussi sérieusement que moi, avait pris en même temps le même parti, et nous nous abordâmes à moitié chemin de ma ligne et des régiments. Au moment où Morand m’accostait, un des officiers de ces régiments fut rejoint par un officier que je voyais venir de la brigade Kamenski; ils causèrent un moment ensemble et se hâtèrent, l’un, de retourner à ses troupes, l’autre de reprendre la direction des siennes. S’il y avait eu un doute possible, cet incident l’eût fait cesser, et, en ayant fait part à Morand, je le quittai en lui disant : "Ne vous occupez plus de ceux-ci, je m’en charge..." De retour à ma ligne, je rectifiai mes dispositions ; j’ordonnai au commandant Fontenay (cousin de Cadet-Cassicourt) de faire charger toutes les pièces à mitraille et à boulet, et, sur l’observation que cela les abîmait, j’ajoutai : "Qu’elles durent dix minutes, et cela suffira." Je fis ensuite vérifier le pointage des pièces pour tirer à quinze ou vingt toises, je fis placer dix gargousses à mitraille, et dix boulets par pièces côté de chacune d’elles, pour tirer plus vite ; je fis renouveler et renouvelai moi-même aux troupes la recommandation de bien viser, avant de tirer, et de viser à la ceinture des hommes et au centre des pelotons, afin qu’aucun coup de fusil ne fût perdu; puis, ayant utilisé de cette sorte jusqu’au dernier moment, je laissai approcher ces formidables masses à la distance prévue, et, brusquement, mes neuf pièces démasquées et toute ma ligne commencèrent un des feux les plus destructeurs qui jamais aient été faits. 

Sans examiner si jusqu’au dernier moment leurs chefs crurent nous surprendre, il est incontestable du moins que c’est en croyant aborder une ligne sans artillerie que ces régiments russes se trouvaient à la gueule de neuf pièces de fort calibre, servies avec une inconcevable rapidité, avec un talent égal de pointage, chargées, comme je l’ai dit, à mitraille et à boulets; elles rivalisèrent par leur feu avec celui de ma ligne, et celle-ci, pour tenir pied, viser juste et démonter l'ennemi avec sang-froid, était la meilleure infanterie du monde. On conçoit ma satisfaction en voyant chacun des coups de canon ouvrir dans les régiments de larges trous carrés, et les quatre régiments qui assaillaient mes trois bataillons se disperser en masses fuyantes. Je n’avais pas perdu un seul homme, et, si j’avais eu à ma disposition une brigade de cavalerie, pas un assaillant n’eût échappé. Ces régiments étaient tirés des brigades Jurcsech et Rottermund et ils étaient conduits par le général Kollowrath, auteur de la ruse en question; et marchant en personne d’après l’ordre que venait de lui en donner l’empereur Alexandre qui, se trouvant en avant de Krenowitz, s’exposait à de véritables dangers pour nous chasser des hauteurs, et pour les conserver. J’ai toujours été très fier de la part que j’avais eue à l’échec de cette tentative. En prévenant un choc auquel nous étions hors d’état de résister, je sauvais ma brigade et l'avant-garde que commandait Morand, et nous pûmes ainsi nous maintenir sur le plateau de Pratzen, dont la perte nous aurait été aussi fatale que sa conservation fut décisive. C’est en effet immédiatement après que, réunis à Morand, nous repoussâmes vivement la brigade Kamenski et lui enlevâmes deux batteries tout attelées, et cela au lieu et place de tout notre artillerie que nous aurions perdue. L’initiative que j’avais prise, c’est au général Saint-Hilaire qu’il a appartenu de la prendre, et je répète que, dans mes observations de 1806, par attachement pour ce digne et excellent général, je n’ai point revendiqué aussi nettement que je puis le faire ici cette initiative; aujourd’hui, vingt-sept ans ont passé sur la tombe de cet homme si bon et brave comme son épée, mais qui, devant l’ennemi, perdait sa force de direction ou du moins la perdit au cours de   cette campagne, la seule où j’aie eu l’occasion de le juger comme homme de guerre.

Arrivés à la partie la plus élevée du plateau de Pratzen, nous dominions sur un vaste horizon fort loin sur notre gauche nous apercevions les feux du maréchal Lannes contre les troupes du prince Bagration; intermédiairement de lui à nous, mais encore à une distance de deux lieues, ceux de la la division de Bernadotte contre la réserve du grand-duc Constantin et, entre ces combattants, ceux du général Oudinot contre la majeure partie de la quatrième colonne de l’armée alliée, c’est-à-dire contre toute celle qui ne nous avait pas été opposée. En arrière ou à notre portée pour nous appuyer ne se trouvait pas un Français. La Relation de l’Empereur porte que la brigade Le Vasseur formait notre réserve; mais aucun de nous n’en savait un mot; si le général Le Vasseur en était informé, il ne fit rien qui pût nous le faire connaître, et très certainement si le général Saint-Hilaire s’en était douté, il n’eût pas attendu ce moment pour nous faire renforcer par cette brigade, de même qu’il l’eût fait avancer au pas de course. Il paraît cependant qu’elle se trouvait entre Kobelnitz et nous;  mais, cachée par les mouvements du terrain, elle ne fut aperçue par personne; de plus, nous n’avions pas une nouvelle ni du quartier impérial, ni du maréchal Soult, et nous constatâmes avec une certaine inquiétude notre isolement.  Si nous gardions les hauteurs, nous n’avions pas fini d’avoir à les défendre. Une fois hors de la portée de notre canon, les débris des régiments repoussés avaient été promptement reformés, et, lorsque la brigade Kamenski, renforcée par les régiments de Fanagorski et Riajski, eut rétabli le combat contre nous, elle s’était trouvée rejointe par ces débris reformés. Alors elle avait repris l’offensive avec acharnement, et, malgré notre précédent succès, notre position ne laissait pas d’être encore très critique. En face de nous et marchant sur nous, nous voyions arriver quatre ou cinq fois plus d’ennemis que nous n’étions de combattants, et sur notre droite et jusqu’a Turas, c’est-à-dire nous enveloppant aux trois quarts, cinquante-cinq bataillons russes des 1e, 2e et 3e colonnes  et 3 ou 4,000 chevaux. 

Jamais Morand et moi (et la dernière fois au Palais-Royal, peu de mois avant sa mort) nous ne nous sommes revus sans rappeler cette situation : "J’ai bien fait la guerre, me disait-il; j’ai eu le bonheur de me trouver, depuis l’armée d’Egypte, à toutes les grandes batailles livrées par l’Empereur, mais je n’ai rien vu de comparable à cette position." En fait, que pouvaient devenir ses trois bataillons et les trois miens ainsi attaqués et entourés, n’apercevant personne pour les soutenir, devant s’affaiblir de plus en plus par leurs pertes, que pouvaient-ils devenir en face de troupes qui se renforçaient sans cesse ! L’ennemi avait foncé sur nous de toutes parts, et, tout en disputant le terrain en désespérés, nous étions forcés de ployer à notre tour. Ce n’était plus même qu’en cédant aux chocs les plus violents que nous maintenions une espèce d’alignement parmi ,nos troupes et que nous sauvions nos pièces, dont les ravages n’arrêtaient plus un ennemi qui semblait s’exaspérer par notre résistance. Enfin, après une mêlée effroyable, une mêlée de plus de vingt minutes, nous venions d’obtenir un temps d’arrêt; le feu le plus vif et presque à bout portant avait de nouveau succédé à la baïonnette, lorsque le général Saint-Hilaire, réunit à la hâte Morand et moi, et nous dit : "Ceci devient intenable, et je vous propose messieurs, de prendre en arrière de nous une position que nous pussions défendre." Il avait à peine proféré ce dernier mot que le colonel Pouzet (8), commandant le 1er léger (en arrière duquel Saint-Hilaire se trouvait ainsi que nous) ayant entendu cette proposition, tomba au milieu de nous d’un bond de son cheval et, prenant l’initiative d’un avis, sans qu’on le lui demandât, et sans donner à Morand et à moi le temps d’ouvrir la bouche, s’écria : "Nous retirer, mon général... Si nous faisons un pas en arrière, nous sommes perdus. Nous n’avons qu’un moyen de sortir d’ici avec honneur, c’est de foncer tête baissée sur tout ce qui nous fera face et, par-dessus tout, de ne pas laisser à nos ennemis le temps de nous compter." C’était admirable de justesse et d’honneur. "Bravo, m’écriai-je, colonel Pouzet !  Voilà un des plus beaux moments de votre vie." Et nous recourûmes à nos régiments et nous redoublâmes d’efforts, et, grâce à la magnifique attitude des soldats que nous commandions, nous repoussâmes sans reculer d’un pas des charges faites et répétées avec rage et, de la part des Russes, avec leurs hurlements affreux. Par ce prodige de ténacité, après une, demi-heure, ayant perdu le colonel Mazas et mon pauvre Richebourg (9), et notre officier d’ordonnance et tant d’autres braves, ayant un grand nombre de blessés et parmi eux le général Saint-Hilaire et le colonel Houdar de Lamotte, après avoir eu deux chevaux tués sous moi, nous pûmes exécuter enfin, à notre tour, une charge décisive en ce qu’elle rompit les lignes de l’ennemi, nous fit enlever trois nouvelles batteries, de l’une desquelles je dételai un petit cheval gris que je montai, et nous rendit irrévocablement maîtres de cette partie des hauteurs de Pratzen (10).

Une mention honorable trouve encore ici sa place. J’ai dit qu’au moment de cette terrible lutte nous étions sans nouvelles du quartier général; or, comme nous venions de contenir le mouvement rétrograde de nos troupes, le colonel de Girardin, aide de camp du maréchal Berthier, major général, arriva. Certes son devoir eût été rempli si, après avoir bien jugé de notre position, il se fût hâté d’aller en rendre compte; mais le moment était épouvantable, et avec un dévouement, une vaillance auxquels, moi, dernier témoin vivant du fait, je dois une mention, il resta avec Morand et moi, et, ne cessant de se porter de la droite de nos lignes à leur gauche, de leur gauche à leur droite, et cela toujours à cheval et en rasant pour ainsi dire les sacs de nos soldats, il contribua puissamment à les soutenir, à les exciter; il ne nous quitta que lorsque nous eûmes repris l'offensive et nous laissa de lui la plus haute estime.

Quant à nos troupes, il n’est pas de tribut d’éloges qui puisse nous acquitter envers elles. Elles étaient incomparables d’ardeur, d’énergie, d’enthousiasme, et, ne fût-ce que pour payer au moins une très faible partie de la dette qui leur est due, je veux reproduire ici une anecdote, bien que je l’aie déjà publiée en 1806. A Pratzen, un des soldats du 14e avait eu le genou fracassé par un coup de feu. Une ambulance nous suivait; il fut immédiatement amputé; mais, du lieu où se faisait son opération, il nous voyait gagnant du terrain sur l’ennemi et suivait notre mouvement avec avidité. Enchanté de penser que lui aussi et au prix de son sang, il avait contribué à donner à l’Empereur le bouquet que l’armée lui avait promis la veille, il lui était impossible de contenir sa joie. Insensible à la douleur de l’opération, ne pensant ni à sa blessure ni à la gravité de sa position, il ne répondit que par des exclamations sur nos succès aux chirurgiens qui, pour achever l’amputation, avaient besoin qu’il restât un moment tranquille ; et il ne cessait de leur répéter : "Voyez donc comme ils avancent: " Mais comment parler de nos braves sans signaler également la vaillance avec laquelle les Russes combattirent ? Dans ces terribles chocs, des bataillons russes  entiers s’étaient fait tuer sans qu’aucun d’eux eût quitté son rang, et leurs cadavres étaient alignés comme les bataillons l’avaient été. Ce que nous tuâmes d’hommes dans cette journée fait horreur. Avant la dernière heure de cette bataille il n’y eut de prisonniers faits par nous que ceux qui trouvaient moyen de se faire prisonniers eux-mêmes. Il est vrai que l’on nous avait prévenus que les Russes, blessés fut-ce au point de ne pouvoir plus marcher, reprenaient leurs armes après qu’on les avait dépassés, les rechargeaient et mettaient ceux qui les avaient vaincus entre deux feux; or, dans une lutte aussi acharnée, toujours aux prises avec trois ou quatre fois notre nombre, il n’y avait rien à compromettre; on ne pouvait hésiter sur rien; aussi il ne resta en arrière de nous aucun ennemi vivant. Ce triste souvenir m’est souvent revenu, mais je ne pense pas que le consigner soit m’accuser. De même qu’à Naples j’ai brûlé en entier le faubourg de Capoue et j’en ai fait passer les habitants au fil de l’épée, de même j’ai donné l’ordre, sur ces hauteurs de Pratzen, de ne faire aucun prisonnier, de n’en laisser aucun en arrière de nous, et cet ordre, je l’ai fait exécuter parce que le salut de mes troupes l’ordonnait, parce que la victoire était pour la France une question de vie ou de mort, parce que la nécessité commandait. et conséquemment le devoir. Mais, partout où de si cruelles exécutions ne furent pas indispensables, nos soldats étaient prêts à se montrer généreux pour ces Russes dont ils admiraient la bravoure, et je reproduis encore à l’honneur des uns et des autres l’anecdote suivante.

Au moment où la bataille finissait, quinze à dix-huit cents Russes acculés au lac de Satschan, cernés de tous côtés et venant de voir périr trois ou quatre mille des leurs sous les glaces de ce lac, ne répondaient que par le feu le plus nourri aux feux dirigés contre eux. Dans cette situation une charge à la baïonnette aurait coûté trop de monde et n’était plus nécessaire; on fit donc avancer de l’artillerie, et chaque coup de canon faisait parmi ces malheureux un affreux ravage. Extrémité douloureuse contre des braves qui mouraient d’une manière héroïque, mais à laquelle leur obstination forçait de recourir. Un moment encore ils résistèrent; bientôt l’indécision se mit entre eux, et presque instantanément ils jetèrent leurs armes, moment auquel nos soldats se précipitèrent devant les pièces en criant : " Ne tirez plus, ils se rendent" 

Je reprends ma narration. A la suite du combat dans lequel nous avions fini par rompre les rangs ennemis pour rester maîtres des hauteurs de Pratzen; pour rejeter vers Telnitz les troupes qui reculaient devant nous; nous arrivâmes sur le coteau qui, à l’est, domine le château de Sokolnitz, château que les Russes occupaient encore par une des avant-gardes des corps qui avaient marché sur Turas et couronnaient le coteau opposé à celui sur lequel nous arrivions. La division combattant depuis le matin sans répit, me trouvant commander cette division en l’absence du général Saint-Hilaire qui nous avait quittés pour se faire panser, n’ayant d’ordres de personne et ne pouvant de moi-même franchir la vallée de Sokolnitz, je pris position; le 1er d’infanterie légère à la droite de ma brigade et à sa gauche la brigade Le Vasseur qui, enfin, et à notre étonnement, nous avait rejoints; puis je donnai aux troupes un repos indispensable.

Il y avait un quart d’heure que nous étions là lorsque le général Saint-Hilaire nous rejoignit, apportant l’ordre d'enlever le château et de poursuivre les Russes, et, pendant que Vandamme forçait le village d’Augjezd, que Morand et Le Vasseur reprenaient leur marche de chaque côté du château pour le contourner, c’est moi qui reçus l’ordre d’attaquer ce château de front. Ce qu’il y avait de Russes sur les flancs de ce château fit peu de résistance, comme le dit le général Stutterheim; quant  à ceux qui gardaient le château et ses dépendances, ils se défendirent en désespérés. Les avenues, les écuries, les granges, les communs, le principal manoir, tout enfin leur servit de réduits, et ils combattirent partout jusqu’à la dernière extrémité. On y fit un grand massacre. Tous furent vaincus, homme par homme. J’en ai vu restant seuls, se défendre comme ils auraient pu le faire au centre de leurs bataillons. J’en ai vu prêts à tomber, percés de toutes parts, charger, leurs armes aussi tranquillement qu’à l’exercice. Ils nous firent donc assez de mal, et cette prise du château, qui constitue le troisième des faits d’armes m’appartenant dans cette journée, me prouva la vérité de ce dicton : qu’il est plus facile de tuer six soldats russes que d’en vaincre un.

Enfin, le château dépassé, et comme je reformais mes pelotons en marchant, pour me remettre en ligne avec Morand et Le Vasseur et arriver en même temps qu’eux sur la dernière ligne de bataille des Russes, je vis à ma droite cent vingt hommes tiraillant sur une batterie qui foudroyait les débouchés du château. Ce tiraillement ne pouvait être que ridicule, et je le fis cesser. Un sous-lieutenant se trouvait là; je le chargeai de former ces hommes en pelotons, puis je cherchai des yeux un capitaine ou un chef de bataillon pour lui commander de se porter avec ces pelotons sur la batterie qui se trouvait sur un mamelon; entre le point de direction de ma brigade et celui des troupes de Morand. Je ne vis pas de capitaine ; les officiers devenaient rares, et, comme le mouvement était donné à mes colonnes, comme le feu des pièces pouvait leur faire assez de mal; comme, vu la proximité, il ne fallait que trois à quatre minutes pour enlever toute la batterie, je résolus de l’enlever moi-même et je partis au trot de course avec ma petite troupe. Quoique monté sur un petit cheval d’artillerie russe, j’allais nécessairement plus vite que mes hommes, de sorte que, arrivé à cinquante pas des pièces et ayant quinze pas d’avance sur eux, je me retournai à moitié pour leur crier d’accélérer la course, lorsque la dernière décharge que ces pièces dussent faire partit. Une vingtaine de mes hommes furent renversés. Le sous-lieutenant dont j’ai parlé, et qui était un des plus beaux jeunes hommes que’ je me rappelle, fut tué, et je fus blessé par une balle de mitraille qui après m’avoir broyé l’épaule droite, me brisa le sternum en deux endroits et traversa la clavicule. A une plus grande distance, j’aurais été renversé de cheval cent fois pour une ; mais la force du coup fut telle qu’elle se produisit toute en pénétration et ne m’ébranla qu’intérieurement. Je crus être frappé de la foudre; mon premier mot fut : "Je suis mort." Le second: "Vengez-moi !" Le troisième : "Je ne tirerai plus des armes !" Le quatrième : "Je me suis payé d’avance ". Telle est la suite d’idées que m’inspira ce coup de mitraille. Je pus encore voir, comme inconsciemment, mes hommes enlevant la batterie et massacrant tous les canonniers qui l’avaient servie, puis les troupes russes qui la soutenaient enfoncées. et poursuivies par l’arrivée de mes colonnes, et tout disparut pour moi; je restai longtemps étourdi sur mon cheval. 

Revenu de cet étourdissement, je mis pied à terre; mais mon bras droit ne suivit pas le mouvement de mon corps; il demeura ballant et pendant sur le côté droit du cheval; j’eus la peine de le ressaisir avec la main gauche et de le ramener à mon corps. J’essayai de me rendre à pied à Schlapanitz, où était l’ambulance; après quelques centaines de mètres que je fis encore au milieu des boulets, les forces me manquèrent. On chercha une charrette dans le château de Sokolnitz, et on ne trouva qu’un avant-train à deux roues; mais, avec sept fractures, couché en un tel équipage, à travers les profonds sillons des champs de Moravie; je sentais, à chacun de ces atroces cahots, le frottement et le craquement de mes os qui déchiraient les chairs en se chevauchant les uns sur les autres. On fit donc une espèce de brancard avec des perches, des planches, avec ce que l’on put, on me coucha dessus, et comme j’aperçus quelques malheureux Russes, errant assez près de moi, je les fis chercher et me fis porter par eux. Des grenadiers de ma brigade, en partie blessés, les aperçurent et, quoi que je pusse leur dire, chassèrent les porteurs russes et les remplacèrent, prétendant que c’était à eux à porter leur général (11). A ce moment le maréchal Berthier passa; il vit cette scène, c’était une anecdote. On en est avide en de pareilles occurrences, et, quoiqu’elle me concernât, elle fut mise dans le Moniteur. On me comptait déjà parmi les morts, et, comme on aime assez à se raccommoder avec eux, on trouva, peut-être dans cette circonstance un motif pour me témoigner une bienveillance qui en effet me frappa lorsque je priai le maréchal Berthier de dire à l’Empereur que je l’avais toujours servi de mon mieux, que dans cette grande journée je croyais l’avoir servi utilement et que je lui recommandais mes enfants. 

Ce ne fut pas cependant par le maréchal Berthier que l’Empereur apprit ma blessure, mais par le général Bertrand de qui je tiens ce fait. A ce mot : " Sire, le généra, Thiébault est blessé ", l’Empereur demanda si je l’étais grièvement. "Il l’est mortellement, Sire." L’Empereur répliqua, après un moment de silence : "On ne peut pas mourir dans une plus belle occasion." Telle fut l’oraison funèbre que l'Empereur crut prononcer sur ma tombe. Le trentième bulletin annonça ma blessure, et le trente-sixième, daté de Schönbrunn, annonça, et pour moi d’une manière fort prématurée, que les généraux blessés étaient en pleine guérison.

A deux cent soixante-quinze lieues de tous les miens, ayant perdu dans mon aide de camp Richebourg le meilleur ami que j’eusse à l’armée et le seul qui moralement pût adoucir une si grave situation, ne croyant pas survivre à ma blessure, je ne voulus pas m’abandonner à une défaillance que je sentais me gagner, et, pour chasser ces lugubres pensées, je chantai ; quand la voix me manqua, je sifflai, et un officier du 36e qui avait cru ne pas devoir me quitter que je n’eusse retrouvé mon valet de chambre, en fut surpris au point de me dire : "Mais, mon général, de quelle pâte êtes-vous donc ?" C’était cependant une de mes faibles chances de salut; je sentais que si je me laissais abattre j’étais perdu. C’est sous la même impression que je ne pus supporter les lamentations d’un officier d’infanterie blessé qu’on portait à côté de moi. Il gémissait comme un enfant; je fis d’abord les plus grands efforts pour supporter ses plaintes; mais bientôt la colère l’emporta, et, l’envoyant à tous les diables, je forçai ses porteurs à l’éloigner de moi. Le chirurgien-major du 4e de ligne, alors le régiment de Joseph Bonaparte, m’aperçut, vint à moi et me fit subir un premier pansement, pansement qui, malgré tout le sang que je perdais par l’épaule et par la poitrine, consista à me faire deux grandes entailles, en dessus et en dessous de l’entrée de la balle, à la naissance de l’épaule. Il eut besoin de linge. La mère La Joie, qui depuis bien des années était la vivandière du 36e régiment et qui y était singulièrement considérée, avança pour lui en donner. Je lui demandai un verre d’eau-de-vie, qu’elle me versa à l’instant, et je lui remis un louis, qu’elle me rendit en fondant en larmes. C’est ce fait que j’avais écrit à mon père et qu’il avait communiqué à mon ami Rivierre, qui fit placer et le chirurgien et la brave vivandière dans le tableau qu’il fit peindre d’après l’anecdote du Moniteur et, dont il fit cadeau à ma chère femme (12).

Enfin, je vis un homme accourir à toutes jambes vers moi; c’était Jacques, mon fidèle et dévoué valet de chambre, ce même Jacques Dewint qui, au dire du duc d’Abrantès, me servait comme aucun officier général n’était servi, aussi brave homme qu’un homme brave et qui, informé que j’étais blessé, courait le champ de bataille pour me trouver. C’était la plus grande consolation que je pusse recevoir; je dus à Jacques de hâter mon arrivée à Schlapanitz et de diminuer pour moi, et autant que cela était possible, tout ce qu’un tel trajet avait d’horrible. (...)


(1) Dans la 5e note de l’Empereur, page 42 de la Relation du général  Stutterheim, il dit : Le corps du maréchal Soult avait évacué Austerlitz à trois heures du matin ; il était en position à sept heures du matin derrière Puntowitz et Schlapanitz. Il  y a là deus erreurs. Nous ne sommes partis d’Austerlitz qu’au grand jour, et le quatrième corps n’a jamais eu un homme derrière Schlapanitz.

(2) Par la suite de ce mouvement, l'avant-garde Bagration s'établit à Kowalowitz; les 4e et 5e colonnes bivouaquèrent en avant d'Austerlitz jusqu vers Blazowitz; et les 1e, 2e et 3e colonnes prirent position sur les hauteurs de Pratzen, le général en chef Koutouzow ayant son quartier général  à Hodiegitz et le 1er décembre à Krenowitz; et les deux empereurs leur quartier impérial à Kirzizanowitz, près d'Austerlitz, où ils étaient gardés par la réserve, aux ordres de grand-duc Constantin.

(3) Elles eurent affaire aux 1er et 2e corps des alliés et au 3e, moins la brigade Kamenski.

(4) Le général Vandamme, l'un des chefs les plus ardents et les plus énergiques qu'aient eus nos armées, un des deux hommes de guerre que j'ai entendus parler avec plus d'éloquence et de feu, était de l'espèce de Kléber, dont il avait la figure audacieuse et presque provocatrice. On comprend qu'on ne dénie guerre à un tel  homme ce qui lui appartient, et qu'on le flatte quand on peut. Aussi, à Augezd, l'Empereur lui fit-il dire qu'il s'était couvert de gloire. Certes les trois régiments avec lesquels Saint-Hilaire combattit, o, pour être plus exact, qu'il vit combattre en partageant tous les dangers, firent tout ce que des hommes purent faire et rivalisèrent de prodiges avec quelques autres troupes que ce fût. Par des mentions spéciales ils furent tous trois et nominativement signalés à l'admiration des braves; mais, à l'exception de Morand, qui, certes, n'en fit pas plus que moi, qui ne commandait qu'un régiment, quand j'en commandais deux, qui heureusement pour lui ne fut pas séparé de moi un moment, qui ne fut pas blessé, mais que, bien que mon cadet, le maréchal Soult voulait avancer à mon détriment, qui d'ailleurs était fait pour justifier cette promotion, fut, des quatre généraux de la division Saint-Hilaire, le seul qui fut flatté dans le rapport.

(5) Ce mouvement est d'autant plus à signaler que c'est d'après lui seul que le maréchal Lannes l'exécuta. L'Empereur voulut en faire une mention honorable, mais par malheur il crut devoir remplir ce but en mettant dans le 30e bulletin : Le maréchal Lannes marche en échelon, par régiment, comme à l'exercice" Lannes fut outré de ce que, dans la relation d'une bataille comme celle d'Austerlitz, on ne parla personnellement de lui qu'à propos d'une manoeuvre; et malgré cette phrase collective " La gauche, commandée par le maréchal Lannes, a donné trois fois; toutes ses charges ont été victorieuses", il quitta sur-le-champ l'armée et revint à Paris. Informé de ce départ et de son motif, l'Empereur envoya en toute hâte Murat pour courit après Lannes, pour le calmer et le ramener. Mais quand Murat arriva à Vienne, Lannes en était déjà parti. Il ne s'y était en effet arrêté que le temps nécessaire pour écrire à l'Empereur que, si sur le champ de bataille d'Austerlitz il avait justifié sa confiance, l'Empereur voulut bien s'en souvenir relativement à son premier aide de camp, le chef d'escadron  Subervie, resté blessé à Brünn. Trois jours après, cet officier reçut la nomination de colonel, et l'Empereur, en annonçant cette nouvelle au maréchal Lannes, ajoutait : Je ne compte pas moins sur vous, si l'armistice qui suspend les opérations ne conduisait pas à la paix.

(6) Un précédent, néanmoins, peut expliquer cette conduite de Napoléon.. Il avait gagné l’amitié de Paul Ier en lui renvoyant, habillés de neuf, tous les prisonniers russes qu’il avait; mais sous ce rapport Alexandre se montra peu digne d’un père, le seul des souverains de la Russie qui n’ait pas régné par le crime, le seul qui n’ait pas souillé les marches du trône par le sang d’un proche. Au reste, ce père, dont il dédaigna l’exemple, Alexandre l'avait fait assassiner, comme sa grand’mère avait fait assassiner son mari, comme lui-même a été assassiné par son frère Nicolas qui a fait empoisonner Constantin et qui; à son tour, sera sans doute assassiné ou empoisonné.

(7) Voilà les faits, et ils prouvent que le général Stutterheim est inexact lorsqu’il dit, contradictoirement à Koutousow, que les troupes qui étaient placées sur la droite du village, ce qui indique les deux bataillons russes que j’ai nommé, et les troupes placées  sur les hauteurs, 1âchèrent pied après une très courte résistance; et cela n’est vrai ni relativement aux abords du village, où nous combattîmes corps à corps, ni relativement au plateau où nous combattîmes trois grandes heures et où nous eûmes des mêlées - dont une seule dura vingt minutes. La durée en pareil cas donne !a mesure de la résistance.

(8) . Cet intrépide officier sortait de la garde impériale; il fut tué comme général de brigade, à Wagram, où le général Saint-Hilaire périt également, et où je perdis encore et Gautier et La Salle. J'ai cité plus de cent fois le trait que je rapporte du colonel Pouzet.

(9) Il eut le cou traversé par une balle et les voies respiratoires tranchées.

(10) Les deux tiers des officiers des 14e et 36e de ligne furent tués ou blessés; des deus cent trente-six grenadiers de la 36e de ligne, il en restait le soir dix-sept au drapeau. Saint-Hilaire, Morand, nos colonels et moi,  nous avons jugé que dans les nombreux combats livrés par nous sur les hauteurs de Pratzen, nous avions combattu près de 20,000 hommes. Dans la lettre que, le soir même de la bataille, j’écrivais à l’Empereur, j’établis ce fait, que le général Weirother me confirma à Brünn.

(11) Dans la Relation de l'Empereur, cette phrase est ainsi transformée : « C’est à nous qu’appartient l’honneur de nos généraux blessés." Ou :"C’est à nous de porter notre général" est tout ce qui a été dit par un des grenadiers; indigné de me voir réduit à être secouru. par des Russes et les chassant pour prendre leur place. Ces grenadiers, d'ailleurs, étaient de ma brigade. En voulant ôter au mot ce qu'il avait de personnel, on n'a produit qu'une phrase de mélodrame

(12) C’est ce tableau que nous reproduisons. Il en sera reparlé plus loin ; mais nous pouvons dire ici que le tableau, lorsqu'il fut placé sous les yeux du général Thiébault présentait un ciel d'orage sombre. et tourmenté. Le peintre avait usé de cet artifice pour remplir avec intérêt la partie supérieure de sa composition; mais il avait trahi la vérité, et le général Thiébault demanda que le tableau fut retouché pour rendre au ciel d'Austerlitz le rayonnement et la pureté légendaires.