TRENTIÈME BULLETIN
DE LA GRANDE ARMÉE[1].
Austerlitz,
le 12 frimaire an 14[2].
Le 6 frimaire[3],
l’Empereur en recevant la communication des pleins-pouvoirs
de MM. de Stadion[4] & Giulay[5] offrit,
préalablement un armistice, afin d’épargner le sang, si l’on avait effectivement
envie de s'arranger & d’en venir à un accommodement définitif.
Mais il fut facile à
l’Empereur de s'apercevoir qu’on avait d’autres projets ; &, comme l’espoir
du succès ne pouvait venir à l’ennemi que du côté de l’armée russe, il
conjectura aisément que les deuxième & troisième armées étaient arrivées ou
sur le point d’arriver à Olmütz[6], & que les
négociations n’étaient plus qu’une ruse de guerre, pour endormir sa vigilance.
Le 7, à 9 heures du
matin une nuée de cosaques, soutenue par la cavalerie russe, fit plier les
avant-postes du prince Murat, cerna Vischau[7]
& prit 50 hommes à pied du 6e.[8] régiment de dragons. Dans la journée l’Empereur de Russie se
rendit à Vischau, & toute l’armée russe prit
position derrière cette ville.
L’Empereur avait envoyé
son aide-de-camp, le général Savary[9] pour
complimenter l’empereur de Russie, dès qu’il avait su ce prince arrivé à
l’armée. Le général Savary revint au moment où l’Empereur faisait la
reconnaissance des feux des bivouacs ennemis placés à Vischau.
Il se loua beaucoup du bon accueil, des grâces & des bons sentiments
personnels de l’empereur de Russie, & même du grand duc Constantin[10],
qui eut pour lui toute espèce de soins & d’attention ; mais il lui fut
facile de comprendre par la suite des conversations qu’il eut pendant trois
jours avec une 30e. de freluquets, qui, sous différents
titres, environnent l’Empereur de Russie, que la présomption, l’imprudence
& l’inconsidération
régneraient dans les décisions du cabinet militaire, comme elles avaient régné
dans celles du cabinet politique.
Une armée ainsi
conduite ne pouvait tarder à faire des fautes. Le plan de l’Empereur fut dès ce
moment de les attendre & d’épier l’instant d’en profiter. Il donna
sur-le-champ l'ordre de retraite à son armée, se retira de nuit, comme s'il eût
essuyé une défaite, prit une bonne position à trois lieues en arrière, fit
travailler avec beaucoup d’ostentation à la fortifier & à y établir des
batteries. Il fit proposer une entrevue à l’empereur de Russie qui lui envoya
son aide-de-camp le prince Dolgorucki[11].
Cet aide-de-camp put remarquer que tout respirait dans la contenance de l’armée
française la réserve & la timidité. Le placement des grands’gardes[12],
les fortifications que l’on faisait en toute hâte, tout laissait voir à
l’officier russe une armée à demi-battue.
Contre l’usage de
l’Empereur, qui ne reçoit jamais avec tant de circonspection les parlementaires
à son quartier-général, il se rendit lui-même à ses avant-postes. Après les premiers
compliments, l’officier russe voulut entamer des questions politiques. Il
tranchait sur tout avec une impertinence difficile à imaginer ; il était dans
l’ignorance la plus absolue des intérêts de l’Europe & de la situation du
Continent. C’était en un mot un jeune trompette de l’Angleterre. Il parlait à
l’Empereur, comme il parle aux officiers russes, que depuis longtemps il
indigne par sa hauteur & ses mauvais procédés. L’Empereur contint toute son
indignation, & ce jeune homme qui a pris une véritable influence sur
l’empereur Alexandre, retourna plein de l’idée que l’armée française était à la
veille de sa perte. On se convaincra de tout ce qu’a dû souffrir l’Empereur
quand on saura que sur la fin de la conversation, il lui proposa de céder la
Belgique & de mettre sa couronne de fer[13]
sur la tête des plus implacables ennemis de la France[14].
Toutes ces différentes démarches remplirent leur effet.
Les jeunes têtes qui
dirigent les affaires russes se livrèrent sans mesure à leur présomption
naturelle. Il n’était plus question de battre l’armée française, mais de la
tourner & de la prendre. Elle n’avait tant fait que par la lâcheté des
autrichiens. On assure que plusieurs vieux généraux autrichiens qui avaient
fait des campagnes contre l’Empereur, prévinrent le conseil que ce n’était pas
avec cette confiance qu’il fallait marcher contre une armée qui comptait tant
de vieux soldats & d'officiers du premier mérite. Ils disaient qu’ils
avaient vu l’Empereur réduit à une poignée de monde dans les circonstances les
plus difficiles, ressaisir la victoire par des opérations rapides &
imprévues, & détruire les armées les plus nombreuses ; que cependant ici on
n’avait obtenu aucun avantage ; qu’au contraire toutes les affaires
d’arrière-garde, de la première armée russe avaient été en faveur de l’armée
française. Mais à cela cette jeunesse présomptueuse opposait la bravoure de
80,000 russes, l’enthousiasme que leur inspirait la présence de leur Empereur,
le corps d’élite de la garde impériale de Russie, &, ce qu’ils n’osaient
probablement pas dire, leurs talents, dont ils étaient étonnés que les
autrichiens voulussent méconnaître la puissance.
Le 10, l’Empereur, du
haut de son bivouac, aperçut, avec une indicible joie, l’armée russe commençant
à deux portées de canon de ses avant-postes, un mouvement de flanc pour tourner
sa droite. Il vit alors jusqu’à quel point la présomption & l’ignorance de
l’art de la guerre, avait égaré les conseils de cette brave armée ; il dit
plusieurs fois : “Avant demain au soir cette armée est à moi.” Cependant le
sentiment de l’ennemi était bien différent : il se présentait devant nos grands’gardes à portée de pistolet ; il défilait par une
marche de flanc sur une ligne de quatre lieues, en prolongeant l’armée
française qui paraissait ne pas oser sortir de sa position. Il n’avait qu’une
crainte ; c’était que l’armée française ne lui échappât. On fit tout pour
confirmer l’ennemi dans cette idée. Le prince Murat fit avancer un petit corps
de cavalerie dans la plaine ; mais tout d’un coup il parut étonné des forces
immenses de l’ennemi & rentra à la hâte. Ainsi tout tendait à confirmer le
général russe dans l’opération mal calculée qu’il avait arrêtée. L’Empereur fit
mettre à l’ordre la proclamation ci-jointe. Le soir il voulut visiter à pied
& incognito tous les bivouacs : mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il
fut reconnu. Il serait impossible de peindre l’enthousiasme du soldat en le
voyant. Des fanaux de paille furent mis en un instant au haut de milliers de
perches, & quatre-vingt mille hommes se présentèrent au-devant de
l’Empereur, en le saluant par des acclamations, les uns pour fêter
l’anniversaire de son couronnement, les autres disant que l’armée donnerait le
lendemain son bouquet à l’Empereur. Un des plus vieux grenadiers s'approche de
lui & lui dit :
“Sire, tu n’auras pas
besoin de t’exposer ; je te promets au nom des grenadiers de l’armée que tu
n’auras à combattre que des yeux, & que nous t’amènerons demain les
drapeaux & l’artillerie de l’armée russe, pour célébrer l’anniversaire de
ton couronnement.” L’Empereur dit en entrant dans son bivouac, qui consistait
en une mauvaise cabane de paille sans toit, que lui avaient faite les
grenadiers : “Voilà la plus belle soirée de ma vie : mais je regrette de penser
que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens au mal que cela me fait
qu’ils sont véritablement mes enfants, & en vérité je me reproche
quelquefois ce sentiment, car je crains qu’il ne finisse par me rendre inhabile
à faire la guerre.” Si l’ennemi eût pu voir ce spectacle, il eût été épouvanté.
Mais l’insensé continuait toujours son mouvement & courait à grands pas à
sa perte.
L’Empereur fit
sur-le-champ toutes ses dispositions de bataille, il fit partir le maréchal Davoust en toute hâte pour se rendre au couvent de Raygern[15].
Il devait avec une de ses divisions & une division de dragons y contenir
l’aile gauche de l’ennemi, afin qu’au moment donné elle se trouvât toute
enveloppée. Il donna le commandement de la gauche au maréchal Lannes, de la
droite au maréchal Soult, du centre au maréchal Bernadotte & de toute la
cavalerie, qu’il réunit sur un seul point, au prince Murat. La gauche du maréchal
Lannes était appuyée au Santon[16],
position superbe que l’Empereur avait fait fortifier & où il avait fait
placer 18 pièces de canon.
Dès la veille il avait
confié la garde de cette belle position au 17e.[17]
régiment d’infanterie légère, & certes, elle ne
pouvait être gardée par de meilleures troupes. La division du général Souchet[18]
formait la gauche du maréchal Lannes. Celle du général Caffarelli formait sa
droite qui était appuyée de la cavalerie du prince Murat. Celle-ci avait devant
elle les hussards & chasseurs sous les ordres du général Kellermann &
les divisions de dragons Walther & Beaumont,
& en réserve les divisions de cuirassiers des généraux Nansouty
& d'Hautpoult, avec 24 pièces d’artillerie
légère.
Le maréchal Bernadotte,
c’est-à-dire le centre, avait à sa gauche la division du général Rivaud[19],
appuyée à la droite du prince Murat, & à sa droite la division du général
Drouet[20].
Le maréchal Soult, qui
commandait la droite de l’armée, avait à sa gauche la division du général
Vandamme, au centre la division du général Saint-Hilaire, à sa droite la
division du général Legrand.
Le maréchal Davoust était détaché sur la droite du général Legrand qui
gardait les débouchés des étangs & des villages de Sokolnitz[21]
& de Celnitz[22].
Il avait avec lui la division Friant[23]
& les dragons de la division du général Bourcier[24].
La division du général Gudin[25]
devait se mettre de grand matin en marche de Nikolsburg[26]
pour contenir le corps ennemi qui aurait pu déborder la droite.
L’Empereur, avec son
fidèle compagnon de guerre le maréchal Berthier, son premier aide-de-camp, le
colonel-général Junot[27],
& tout son état-major, se trouvait en réserve avec les 10 bataillons de sa
garde, & les 10 bataillons de grenadiers du général Oudinot, dont le
général Duroc commandait une partie.
Cette réserve était
rangée sur deux lignes en colonnes par bataillon à distance de déploiement,
ayant dans les intervalles 40 pièces de canon, servies par les canonniers de la
garde. C’est avec cette réserve que l’Empereur avait le projet de se précipiter
partout où il eût été nécessaire. On peut dire que cette réserve seule valait
une armée.
A une heure du matin,
l’Empereur monta à cheval pour parcourir ses postes, reconnaître les feux de
bivouacs de l’ennemi & faire rendre compte par les grand’gardes
de ce qu’elles avaient pu entendre des mouvements des russes. Il apprit qu’ils
avaient passé la nuit dans l’ivresse & des cris tumultueux, & qu’un
corps d’infanterie russe s'était présenté au village de Sokolnitz,
occupé par un régiment de la division du général Legrand, qui reçut ordre de le
renforcer.
Le 11 frimaire le jour
parut enfin : le soleil se leva radieux, & cet anniversaire du couronnement
de l’Empereur où allait se passer un des plus beaux faits d’armes du siècle, fut
une des plus belles journées de l’automne.
Cette bataille, que les
soldats s'obstinent à appeler la journée des trois Empereurs, que
d’autres appellent la journée de l’anniversaire, & que l’Empereur a nommée la
bataille d’Austerlitz, sera à jamais mémorable dans les fastes de la grande
nation.
L’Empereur, entouré de
tous les maréchaux, attendait, pour donner ses derniers ordres, que l’horizon
fût bien éclairci. Aux premiers rayons du soleil les ordres furent donnés &
chaque maréchal rejoignit son corps au grand galop.
L’Empereur dit en
passant sur le front de bandière de plusieurs régiments : “Soldats, il faut
finir cette campagne par un coup de tonnerre qui confonde l’orgueil de nos
ennemis :" & aussitôt les chapeaux au bout des baïonnettes & des
cris de vive l’Empereur furent le véritable signe du combat. Un instant
après la canonnade se fit entendre à l’extrémité de la droite que l’avant-garde
ennemie avait déjà débordée ; mais la rencontre imprévue au maréchal Davoust arrêta l’ennemi tout court, & le combat
s'engagea.
Le maréchal Soult
s'ébranle, au même instant se dirige sur les hauteurs du village de Pratzen[28]
avec les divisions des généraux Vandamme & Saint-Hilaire & coupe
entièrement la droite de l’ennemi dont tous les mouvements devinrent
incertains. Surprise par une marche de flanc pendant qu’elle fuyait, se croyant
attaquante & se voyant attaquée, elle se regarde comme à demi-battue.
Le prince Murat
s'ébranle avec sa cavalerie, la gauche commandée par le maréchal Lannes, marche
en échelons, par régiment comme à l’exercice. Une canonnade épouvantable
s'engage sur toute la ligne. 200 pièces de canon, & près de 200,000 hommes
faisaient un bruit affreux. C’était un véritable combat de géants. Il n’y avait
pas une heure qu’on se battait, & toute la gauche de l’ennemi était coupée.
Sa droite se trouvait déjà arrivée à Austerlitz[29],
quartier-général des deux empereurs[30],
qui durent faire marcher sur-le-champ la garde de l’empereur de Russie pour
tâcher de rétablir la communication du centre avec la gauche. Un bataillon du 4e.[31]
de ligne fut chargé par la garde impériale russe à
cheval[32],
& culbuté ; mais l’Empereur n’était pas loin : il s'aperçut de ce mouvement
; il ordonna au maréchal Bessières de se porter au secours de sa = droite avec
ses invincibles, & bientôt les deux gardes furent aux mains.
Le succès ne pouvait
être douteux. Dans un moment la garde russe fut en déroute. Colonel,
artillerie, étendards, tout fut enlevé. Le régiment du grand-duc Constantin fut
écrasé. Lui-même ne dut son salut qu’à la vitesse de
son cheval.
Des hauteurs
d’Austerlitz, les deux empereurs virent la défaite de toute la garde russe. Au
même moment, le centre de l’armée commandée par le maréchal Bernadotte
s'avança. Trois de ses régiments soutinrent une très-belle
charge de cavalerie. La gauche, commandée par le maréchal Lannes, donna
plusieurs fois ; toutes les charges furent victorieuses. La division du général
Caffarelli, s'est distinguée. Les divisions de cuirassiers se sont emparées des
batteries de l’ennemi. A une heure après-midi la victoire était décidée, elle
n’avait pas été un moment douteuse. Pas un homme de la
réserve n’avait été nécessaire & n’avait donné nulle part. La canonnade[33]
ne se soutenait plus qu’à notre droite ; le corps ennemi qui avait été cerné
& chassé de toutes ses hauteurs, se trouvait dans un bas-fond & acculé
à un lac : l’Empereur s'y porta avec 20 pièces de canon : ce corps fut chassé
de position en position, & l’on vit un spectacle horrible, tel qu’on
l’avait vu à Aboukir[34]
: 20,000 hommes se jetant dans l’eau & se noyant dans les lacs[35].
Deux colonnes, chacune de 4000 russes mettent bas les armes & se rendent
prisonnières. Tout le parc ennemi est pris. Les résultats de cette journée sont
quarante drapeaux russes, parmi lesquels sont les étendards de la garde
impériale ; un nombre considérable de prisonniers : l’état-major ne les connaît
pas encore tous. On avait déjà la note de vingt mille, douze ou quinze généraux
au moins, quinze mille russes tués, restés sur le champ de bataille. Quoiqu’on
n’ait pas encore les rapports, on peut, au premier coup-d’œil,
évaluer notre perte à huit cents hommes tués & à quinze ou seize cents
blessés. Cela n’étonnera pas les militaires qui savent que ce n’est que dans la
déroute qu’on perd des hommes. Et nul autre corps que le bataillon du 4e. n’a été rompu. Parmi les blessés, sont le général
Saint-Hilaire, qui, blessé au commencement de l’action, est resté toute la
journée sur le champ de bataille ; il s'est couvert de gloire ; les généraux de
division Kellermann & Walter[36],
les généraux de brigade Valhubert[37],
Thiebault[38],
Sebastiani, Compan[39],
& Rapp[40],
aide-de-camp de l’Empereur. C’est ce dernier qui, en chargeant à la tête des
grenadiers de la garde, a pris le prince Repnin[41],
commandant les chevaliers de la garde impériale de Russie.
Quant aux hommes qui se
sont distingués, c’est toute l’armée qui s'est couverte de gloire. Elle a
constamment chargé aux cris de vive l’Empereur, & l’idée de célébrer
si glorieusement l’anniversaire du couronnement animait encore le soldat.
L’armée française,
quoique nombreuse & belle, était moins nombreuse que l’armée ennemie qui
était forte de cent & cinq mille hommes, dont quatre-vingt mille russes
& vingt-cinq mille autrichiens. La moitié de cette armée est détruite ; le
reste a été mis en déroute complète & la plus grande partie a jeté ses
armes.
Cette journée coûtera
des larmes de sang à St.-Pétersbourg[42].
Puisse-t-elle y faire rejeter avec indignation l’or de l’Angleterre ! &
puisse ce jeune Prince[43],
que tant de vertus appelaient à être le père de ses sujets, s'arracher à
l’influence de ces trente freluquets que l’Angleterre solde avec art, &
dont les impertinences, obscurcissant ses intentions, lui font perdre l’amour
de ses soldats & le jettent dans les opérations les plus erronées ! La
nature, en le douant de si grandes qualités, l’avait appelé à être le
consolateur de l’Europe.
Des conseils perfides,
en le rendant l’auxiliaire de l’Angleterre, le placeront
dans l’histoire du rang des hommes qui, en perpétuant la guerre sur le
Continent, auront consolidé la tyrannie britannique sur les mers & fait le
malheur de notre génération. Si la France ne peut arriver à la paix qu’aux
conditions que l’aide-de-camp Dolgoroucki a proposées
à l’Empereur, & que M. de Novosilzof[44]
avait été chargé de porter, la Russie ne les obtiendrait pas, quand même son
armée serait campée sur les hauteurs de Montmartre[45].
Dans une relation plus
détaillée de cette bataille, l’état-major fera connaître ce que chaque corps,
chaque officier, chaque général, ont fait pour illustrer le nom français &
donner un témoignage de leur amour à leur Empereur.
Le 12, à la pointe du
jour, le prince Jean de Liechtenstein[46],
commandant l’armée autrichienne, est venu trouver
l’Empereur à son quartier général, établi dans une grange. Il en a eu une
longue audience. Cependant nous poursuivons nos succès. L’ennemi s'est retiré
sur le chemin d’Austerlitz à Godding[47].
Dans cette retraite il prête le flanc, l’armée française est déjà sur ses
derrières, & le suit l’épée dans les reins. Jamais champ de bataille ne fut
plus horrible. Du milieu de lacs immenses on entend encore les cris de milliers
d’hommes qu’on ne peut secourir. Il faudra trois jours pour que tous les
blessés ennemis soient évacués sur Brunn. Le cœur
saigne ! Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin
sur les perfides insulaires qui en sont la cause ! Puissent les lâches
oligarques de Londres porter la peine de tant de maux !
Au
bivouac, le 10 frimaire[48].
Soldats, l’armée russe
se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces
mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrunn,
& que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici.
Les positions que nous
occupons sont formidables, & pendant qu’ils marcheront pour tourner ma
droite, ils me présenteront le flanc.
Soldats, je dirigerai
moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu, si avec votre
bravoure accoutumée vous portez le désordre & la confusion dans les rangs
ennemis ; mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre
Empereur s’exposer aux premiers coups : car la victoire ne saurait hésiter,
dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française,
qui importe tant à l’honneur de toute la nation.
Que sous prétexte
d’emmener les blessés on ne dégarnisse pas les rangs, & que chacun soit
bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de
l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation.
Cette victoire finira
notre campagne, & nous pourrons reprendre nos quartiers-d’hiver,
où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, &
alors la paix que je ferai, sera digne de mon peuple, de vous & de moi.
Signé NAPOLÉON.
Austerlitz,
le 12 frimaire[49].
Soldats, je suis
content de vous ; vous avez à la journée d’Austerlitz, justifié tout ce que
j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle
gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie
et d’Autriche, a été en moins de quatre heures ou coupée ou dispersée ; ce qui
a échappé à votre fer, s’est noyé dans les lacs.
Quarante drapeaux, les
étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt
généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à
jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, & en nombre supérieur, n’a pu
résister à votre choc, & désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter.
Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue & dissoute. La
paix ne peut plus être éloignée ; mais, comme je l’ai promis à mon peuple,
avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties
& assure des récompenses à nos alliés.
Soldats, lorsque le
peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous
pour la maintenir toujours dans ce haut éclat de gloire qui seul pouvait lui
donner du prix à mes yeux. Mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la
détruire & à l’avilir ; & cette couronne de fer conquise par le sang de
tant de français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus
cruels ennemis ; projets téméraires & insensés que le jour même de
l’anniversaire du couronnement de votre EMPEREUR, vous avez anéantis &
confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver, & de
nous menacer que de nous vaincre.
Soldats, lorsque tout
ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur & la prospérité de notre
patrie sera accompli, je vous ramènerai en France. Là vous serez l’objet de mes
plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, & il vous
suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde :
Voilà un brave !
Signé NAPOLÉON.
[1] In : Mémorial
administratif du département de l'Ourte, n° 306 du 5 nivôse an XIV
(26.12.1805), p. 298-306. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de
l'Ourte ; IX).
[2] 3 décembre 1805.
[3] 27 novembre 1805.
[4] Johann Philipp Stadion, comte von Warthausen (1763-1824).
Diplomate, Stadion a été le principal négociateur, en tant qu'envoyé autrichien
à Saint-Pétersbourg, de l'alliance entre la Russie et l'Autriche. Le 25
décembre, il sera nommé ministre directeur des Affaires étrangères (et de facto
chancelier) et le restera jusqu'à la défaite de 1809. Il terminera sa carrière
en tant que ministre des finances (1816-1824).
[5] Lire Gyulay.
[6] Olomouc.
[7] Wischau,
auj. Vyškov, ville de Moravie, à 30 kms à
l'est de Brno, sur la route d'Olomouc. Elle se trouve aussi à un peu moins de
20 kms au nord-est d'Austerlitz.
[8] Commandé par le colonel
Jacques Lebaron (tué en 1807).
[9] Jean Marie René Savary
(1744-1833). Général (1803), duc de Rovigo (1808), ministre de la Police
générale (1810-1814), pair des Cent Jours (1815).
[10] Konstantín Pávlovitch Románov (1779-1831).
Frère cadet de l'empereur Alexandre, il renoncera à ses droits à la couronne
impériale en 1822 et laissera de la sorte son autre frère, Nikolaï, monter sur
le trône (1825). De 1815 à 1830, il sera vice-roi du royaume de Pologne
reconstitué sous domination russe.
[11] Peter Petrovitch Dolgoroukov, Prince Dolgorouki (1777-1806).
[12] Corps de garde principal d'un
camp militaire.
[13] La couronne du royaume
d'Italie.
[14] Le roi de
Sardaigne qui est, depuis l'abdication de son frère Carlo Emanuele
IV (1751-1819), Vittorio Emanuele I di Savoia (1759-1824), beau-frère des futurs rois de France
Louis XVIII et Charles X. Sur ces propositions russes, voir Correspondance
de Napoléon Premier, op. cit.,
p. 455, n° 9545, "A l'électeur de Wurtemberg", du 5 décembre 1805.
[15] Raigern,
auj. Rajhrad, dans la banlieue sud de Brno.
[16] Colline située entre les
actuels villages de Tvarožná (Bosenitz)
et Rohlenka (Parkplatz), au
nord-ouest d'Austerlitz, juste au-dessus de la route menant de Brno à Olomouc.
Elle s'appelait alors Padelek et fut rebaptisée par
les soldats français auxquels elle rappelait une colline en Égypte à laquelle
ils avaient déjà donné ce nom.
[17] Régiment commandé par Dominique Honoré Antoine
Marie (de) Vedel (1771-1848), nommé général le 24 décembre suivant. Comte de
l'Empire (1808), il voit sa carrière momentanément brisée pour avoir obéi aux
ordres du général Dupont à Bailen. Destitué en 1812,
il est relevé de sa destitution en 1813.
[18] Lire : Suchet.
[19] Olivier Macoux
Rivaud (1766-1839). Général (1798), gouverneur du duché de Brunswick (1807),
baron de la Raffinière et de l'Empire (1808), comte
(nommé par Louis XVIII) (1814).
[20] Jean-Baptiste Drouet
(1765-1844). Général (1799), comte d'Erlon et de
l'Empire (1809), pair des Cent Jours (1815). Proscrit à la Seconde
Restauration, il ne peut rentrer en France qu'en 1825, grâcié
par Charles X. Pair de France (1831), gouverneur de l'Algérie (1834-1835),
maréchal de France (1843).
[21] Aujourd'hui Sokolnice, village à l'ouest d'Austerlitz et au sud du
Santon, sur le ruisseau Řička (Goldbach).
[22] Lire : Telnitz, aujourd'hui Telnice,
village voisin et au sud de Sokolnitz, sur le
Goldbach.
[23] Louis Friant (1758-1829).
Général (1794), comte de l'Empire (1808), pair des Cent Jours (1815).
[24] François Antoine Louis
Bourcier (1760-1828). Général (1793), conseiller d'État (1802), comte de
l'Empire (1808), député de la Meurthe (1816-1828).
[25] Charles Étienne Gudin de La Sablonnière (1768-1812). Général (1799), comte
de l'Empire (1808).
[26] Lire : Nikolsburg, auj. Mikulov, ville de Moravie à 40 kms au sud de Brno, sur la route menant à Vienne, juste
avant la frontière autrichienne.
[27] Andoche Junot (1771-1813).
Aide de camp de Napoléon depuis 1796. Général (1798), gouverneur de Paris
(1800-1805 et 1806-1807), colonel général des hussards et grand-officier de
l'Empire (1804), gouverneur général des États de Parme, Plaisance et Guastalla (1806), gouverneur du Portugal (1807-1808), duc
d'Abrantès (1808), gouverneur général des Provinces
illyriennes (1813), il meurt fou.
[28] Aujourd'hui Prace. Village au nord-est de Sokolnitz
et au sud du Santon. La colline de Pratzen se trouve au sud du village.
[29] Aujourd'hui Slávkov u Brna. Village à 20 kms à l'est de Brno, un peu au sud de la route menant à
Olomouc.
[30] Aleksandr I de Russie et
Franz II (I) d'Allemagne et d'Autriche. Si leur quartier général est bien à Austerlitz,
pendant une partie de la bataille par contre, les deux empereurs sont postés
juste au nord-est du village de Pratzen.
[31] Régiment officiellement
commandé par Joseph Bonaparte (1768-1844), frère aîné de l'Empereur. Mais
Joseph ayant reçu ordre de rester à Paris, pour y présider le Sénat, le
régiment est en fait commandé par Auguste Julien Bigarré (1775-1838), général
espagnol (1808), baron de l'Empire (1810), général français (1813).
[32] La garde impériale russe est
commandée par le grand-duc Constantin.
[33] Sic.
[34] Abū
Qīr, sur la côte de la Méditerranée, au nord-est d'Alexandrie. Le 25
juillet 1799, Bonaparte y a battu les troupes turques débarquées quelques jours
plus tôt. À l'issue de la bataille, 4000 combattants turcs se noyèrent en
tentant de regagner les navires qui les attendaient dans la rade.
[35] Ces lacs se situaient le long
de la Littawa (auj. Litava),
ruisseau joignant Austerlitz à Aujezd (Újezd u Brna),
village à l'est de Telnitz. Suchet, qui fit fouiller et
vider les étangs quelques jours après la bataille, signalera qu'on y trouva 36 canons, 132
chevaux et trois cadavres. En y ajoutant quelques cadavres éventuellement
retrouvés et enterrés par les gens du lieu, il est possible d'évaluer à une
dizaine le nombre de noyés dans ces étangs. Napoléon n'hésite nullement à créer
ici un mythe qui aura la vie dure.
[36] Lire : Walther.
[37] Jean Marie Roger Valhubert (1764-1805). Général (1803).
[38] Paul Charles François
Dieudonné Thiébault (1769-1846). Général (1801), gouverneur de la Vieille-Castille (1811-1813), baron de l'Empire (1811).
[39] Jean Dominique Compans (1769-1845). Général (1799), comte de l'Empire
(1808), pair de France (1815).
[40] Johann Rapp (1771-1821).
Aide de camp de Desaix (1796-1800), puis de Bonaparte (1800-1814), général
(1803), gouverneur général de la Ville libre de Dantzig (1807-1814), comte de
l'Empire (1808), député du Haut-Rhin à la Chambre des représentants (1815),
pair des Cent Jours (1815), pair de France (1819).
[41] Nikolaï Grigor'evitch Volkonsky, prince Repnin (1778-1845). Colonel (1800), prince Repnin (1801), se retire de l'armée avec le grade de Général-major (1806). Il sera envoyé extraordinaire de
Russie à la cour de Westphalie (1809), puis chargé d'affaire à la cour
d'Espagne (1810) mais, empêché par Napoléon qui le garde à Paris, il s'en
retournera en Russie en 1811 sans avoir exercé ses fonctions. Il sera
gouverneur général du royaume de Saxe, occupé par les Alliés, de 1813 à 1814.
Général de cavalerie (1828).
[42] Sankt-Peterburg, capitale de l'empire de
Russie depuis 1703.
[43] i.e. l'empereur Aleksandr.
[44] Nikolaï Nikolaevitch Novosil'tsev
(1761-1836). L'un des principaux conseillers de l'empereur Aleksandr
depuis 1801, plus spécialement chargé des questions diplomatiques depuis 1804.
Vice-président du conseil intérimaire de gouvernement du duché de Varsovie
(1813-1815), il continuera à gouverner la Pologne sous le grand-duc Constantin,
de 1815 à 1830. Après la première insurrection polonaise, il revient en Russie
pour y présider le Conseil d'État et même le comité des ministres. Fait comte
en 1835.
[45] À l'époque, commune au nord de
Paris, dont elle forme aujourd'hui le 18e arrondissement.
[46] Johann
I Joseph von und zu Liechtenstein (1760-1836). Général-major (1794), lieutenant-feld-maréchal (1799), prince souverain de
Liechtenstein (1805-1806 ; 1813-1836), régent de la principauté de
Liechtenstein pour son fils Karl (1803-1871), de 1806 à 1813, général de
cavalerie (1808), feld-maréchal (1809).
[47] Göding,
auj. Hodonín, ville à une cinquantaine de kms au sud-est de Brno, sur la route de Bratislava (Preßburg), et à 35 kms au sud-est
d'Austerlitz.
[48] 1er décembre 1805.
[49] 3 décembre 1805.