TRENTE-SIXIÈME BULLETIN
DE LA GRANDE ARMÉE[1].
Schönbrunn[2], le 23 frimaire an 14[3].
Ce sera un recueil d'un
grand intérêt, que celui des traits de bravoure qui ont illustré la grande
armée.
Un carabinier du 10e
régiment d'infanterie légère a le bras gauche emporté par un boulet de canon ; Aide-moi,
dit-il à son camarade, à ôter mon sac, & cours me venger ; je n'ai pas besoin
d'autres secours. Il met ensuite son sac sur son bras droit, & marche
seul vers l'ambulance.
Le général Thiébaut[4],
dangereusement blessé, était transporté par quatre prisonniers russes ; six
français blessés l'aperçoivent, chassent les russes & saisissent le
brancard, en disant : C'est à nous seuls qu'appartient l'honneur de porter
un général français blessé.
Le général Valhubert a
la cuisse emportée d'un coup de canon, quatre soldats se présentent pour
l'enlever : "Souvenez-vous de l'ordre du jour, leur dit-il d'une voix de
tonnerre, & serrez vos rangs. Si vous revenez vainqueurs, on me relèvera
après la bataille ; si vous êtes vaincus, je n'attache plus de prix à la
vie."
Ce général est le seul
dont on ait à regretter la perte ; tous les autres généraux blessés sont en
pleine guérison.
Les bataillons des
tirailleurs du Pô, & des tirailleurs corses se sont bravement comportés
dans la défense du village de Strolitz[5].
Le colonel Franceschi, avec le 8e. de
hussards, s'est fait remarquer par son courage & sa bonne conduite.
On a fait écouler l'eau
du lac, sur lequel de nombreux corps russes s'étaient enfuis le jour de la
bataille d'Austerlitz, & l'on en a retiré quarante pièces de canon russes,
& une grande quantité de cadavres[6].
L'Empereur est arrivé
ici avant-hier 21[7] à dix heures
du soir.
Il a reçu hier la
députation des maires de Paris, qui lui ont été présentés par S. A. S. le
prince Murat.
M. Dupont[8],
Maire du septième arrondissement[9], a prononcé le
discours suivant :
Discours
prononcé par M. Dupont, en présentant à S.M.
l'adresse
des Préfet & Maires de Paris.
Sire, nous apportons
aux pieds de V.M.I. & R., une adresse respectueuse qui contient
l'expression de la vive reconnaissance du peuple de Paris & de ses magistrats,
pour le don précieux que V.M.I. & R. a daigné leur faire des premiers
drapeaux & des premiers canons enlevés à l'ennemi au combat de Wertingen[10].
Sire, les Parisiens ont
été heureux d'apprendre que c'était le prince, leur gouverneur[11],
ce guerrier magnanime, cher à Paris par ses vertus personnelles & par
l'honneur de vous appartenir, qui avait ouvert si glorieusement la campagne
dans cette fameuse journée !.... Mais, Sire, nous essayerions en vain de
peindre à V.M. les transports de joie, les cris d'allégresse, l'enthousiasme
universel que fit éclater votre bonne ville de Paris, quand elle connut cette
lettre immortelle dont V.M.I. & R. honora, dans cette occasion, ses Préfet
& Maires, & dans laquelle, après leur avoir adressé ces drapeaux &
canons comme des trophées de la gloire de leur gouverneur, V.M., laissant
parler son coeur paternel, a tracé ces paroles : "Et qu"ils soient
aussi pour ma bonne ville de Paris un gage de l'amour que lui porte son
souverain." Ah, Sire ! Que ces paroles de V.M. ont été recueillies avec
délices ! Elles sont aujourd'hui gravées dans tous les coeurs des Parisiens ;
elles passeront dans ceux de leurs enfans, &
garantissent à V.M.I. & R. l'amour & la fidélité de votre bonne ville
de Paris.
Tel était, Sire, l'état
de Paris, quand nos concitoyens nous ont envoyés vers vous. Alors la campagne
venait de s'ouvrir !.... Et, comment arrive-t-il que déjà les armées combinées
de vos ennemis soient détruites, que ces bandes, réputées invincibles, aient
été terrassées sous les propres yeux de leurs monarques, que leurs places
fortes, dans une étendue de plus de trois cents lieues, soient en votre pouvoir
; enfin que ce soit aujourd'hui, dans Vienne conquise, que les Maires de Paris
se trouvent accomplir leur mission ?
Votre génie, Sire,
pouvait seul créer tant de prodiges !
Sire, placés ici devant
V.M.I. & R., qui élève tout e qui l'approche, qui agrandit toutes les idées
; dans ces lieux que notre présence étonne, mais qui ne peuvent qu'exciter les
élans de notre dévouement pour V.M.I. & R., permettez à nos coeurs français
& parisiens d'émettre un voeu digne de la grande cité que nous
représentons.
Nous supplions V.M.I.
& R. d'accorder à la ville de Paris l'honneur de décerner des aigles d'or à
ces braves phalanges qui ont conquis ces drapeaux & ces canons qui
désormais orneront sa maison-commune. Ces enseignes
redoutables, que l'ennemi ne rencontrerait jamais qu'avec effroi, seraient à
toujours un double monument & de la gloire qu'ont acquise ces corps
valeureux, & de l'esprit national qui attache le soldat français à sa
patrie & la patrie à ses défenseurs.
Sire, que V.M.I. &
R. daigne approuver cette pensée, & ce sera pour nos concitoyens une
nouvelle preuve de votre bienveillance, qui est le premier objet de leur
ambition.
Pour nous, Sire, que la
marche rapide de vos conquêtes a amenés si loin de nos foyers, la mémoire de
cette époque nous sera toujours chère, toujours nous la regarderons comme une
époque aussi de gloire pour nous, puisqu'en remplissant la mission honorable
qui nous a été confiée, nous avons pu mêler aux hommages de nos concitoyens les
expressions personnelles de notre amour, de nos respects, de notre fidélité
pour votre personne auguste, & que, les premiers après une campagne si
mémorable, nous avons le bonheur de pouvoir contempler notre monarque.
Qu'il est doux, Sire,
pour des Français, pour des hommes, en vous voyant couvert de tant de lauriers,
de penser que la paix a toujours été le premier voeu de votre coeur ; qu'après
tant de conquêtes elle est encore le premier prix que vous voulez de vos
victoires, & que bientôt nos murs vous reverront, l'olivier à la main,
rendre une nouvelle vie au commerce, aux arts, à l'industrie.
Puisse le ciel
favoriser de si nobles desseins, bénir & prolonger des jours si précieux !
& puisse, pour le bonheur des peuples, V.M.I. & R. être prise pour
modèle par tous les rois de la terre !
Les Préfet
& Maires de la ville de Paris,
à
S.M. l'Empereur & Roi
Sire, le don que V.M.
vient de faire à sa bonne ville de Paris, excite, dans toutes les classes de
citoyens, le plus noble enthousiasme, & la lettre qui l'annonçait inspire à
tous les coeurs parisiens la plus vive & la plus respectueuse
reconnaissance.
Sire, les voeux de la
capitale avaient accompagné V.M. dans sa marche rapide & glorieuse au sein
de l'Allemagne, & comptant d'avance sur vos triomphes, Paris s'attendait
bien à recueillir, avec toute la France, le fruit des nouvelles victoires qui
doivent consolider à jamais l'indépendance & le bonheur de l'Empire : mais,
Sire, qui de nous aurait osé penser qu'au milieu même des combats, Paris était
plus particulièrement présent à votre ressouvenir ; & que, tandis que vos
mains victorieuses rassemblaient les premiers trophées de la campagne qui
commence, le coeur paternel de V.M. destinait ces trophées à l'illustration de
sa capitale, & s'occupait de récompenser, par un si noble prix, la fidélité
de ses habitants ?
Sire, la nature même de
cette faveur, son objet que V.M. a pris soin d'expliquer avec une bonté si
touchante ; enfin, les diverses circonstances qui l'accompagnent, la rendent
tellement chère & précieuse, qu'il ne serait pas en notre pouvoir
d'exprimer tous les sentimens dont elle nous a
pénétrés, & V.M. nous pardonnera, sans doute, de rester aujourd'hui dans
nos remercimens au-dessous de la bienveillance
extraordinaire qui les commande.
Mais, Sire, le bienfait
lui-même y suppléera, & ces drapeaux qui vont être appendus aux voûtes de
l'hôtel-de-ville, ces canons qui vont en orner la
façade, attestant à nos derniers neveux & la gloire du héros régénérateur
de l'Empire, & l'affection singulière dont il honore sa bonne ville de
Paris, publieront en même temps notre reconnaissance jusque dans la postérité
la plus reculée.
Daignez, Sire, recevoir
par l'organe des magistrats que vous avez chargés d'annoncer vos bienveillantes
intentions au peuple de Paris, les nouveaux hommages de dévouement, de respect
& d'amour de ce peuple sensible, reconnaissant & pour toujours fidèle ;
daignez également, Sire, agréer les mêmes hommages de la part de ces magistrats
qui, pleins des mêmes sentimens que le peuple dont
ils sont les organes, osent avec confiance en faire parvenir l'expression
jusqu'au pied du trône de V.M.
Nous avons l'honneur
d'être avec le plus profond respect,
Sire, De
Votre Majesté Impériale & Royale,
Les très-soumis
& très-fidèles sujets, les Préfet & Maire de
votre bonne ville de Paris,
LECORDIER[12], Maire
du premier arrondissement[13]
; BRIERE DE MONDÉTOUR[14], Maire
du deuxième[15]
; J.J. ROUSSEAU[16], Maire
du troisième[17]
; DOULON D'ÉGLIGNY[18],
Maire du quatrième[19]
; MOREAU[20],
Maire du cinquième[21]
; BRICOGNE[22],
Maire du sixième[23]
; DUPONT, Maire du septième ; E. BENARD[24],
Maire du huitième[25]
; PERON[26],
Maire du neuvième[27]
; AD. DUQUESNE[28],
Maire du dixième[29]
; CARNET DE LA BONNARDIÈRE[30],
Maire du onzième[31]
; COLLETTE[32],
Maire du douzième[33].
FROCHOT.
COLLETTE
DUQUESNE
PERON
S. M. l'Empereur a
répondu "qu'il voyait avec plaisir la députation des maires de Paris ;
que, quoiqu'il les reçût dans le palais de Marie-Thérèse, le jour où il se
retrouverait au milieu de son bon peuple de Paris, serait pour lui un jour de
fête ; qu'ils avaient été à portée de voir les malheurs de la guerre, &
d'apprendre, par le triste spectacle dont leurs regards ont été frappés, que
tous les français doivent considérer comme salutaire & sacrée la loi de la
conscription, s'ils ne veulent pas que quelque jour leurs habitations soient
dévastées & le beau territoire de la France livré, ainsi que l'Autriche
& la Moravie, aux ravages des barbares ; que, dans leurs rapports avec la
bourgeoisie de Vienne, ils ont pu s'assurer qu'elle-même apprécie la justice de
notre cause, & la funeste influence de l'Angleterre & de quelques
hommes corrompus." Il a ajouté "qu'il veut la paix, mais une paix qui
assure le bien-être du peuple français, dont le bonheur, le commerce &
l'industrie sont constamment entravés par l'insatiable avidité de
l'Angleterre."
S.M. a ensuite fait
connaître aux députés qu'elle était dans l'intention de faire hommage à la
cathédrale de Paris des drapeaux conquis sur les russes le jour anniversaire de
son couronnement, & de leur confier ces trophées pour les porter au cardinal-archevêque.
Lettre de
S.M. l'Empereur & Roi, à M. le cardinal-
archevêque
de Paris.
Mon cousin, nous avons
pris quarante-cinq drapeaux sur nos ennemis, le jour de l'anniversaire de notre
couronnement, de ce jour où le Saint-Père, ses
cardinaux & tout le clergé de France firent des prières dans le sanctuaire
de Notre-Dame, pour la prospérité de notre règne.
Nous avons résolu de déposer lesdits drapeaux dans l'église de Notre-Dame, métropole de notre bonne ville de Paris. Nous
avons ordonné, en conséquence, qu'ils vous soient adressés, pour la garde en
être confiée à votre chapitre métropolitain. Notre intention est que, tous les
ans, audit jour, un office solennel soit chanté dans ladite métropole, en
mémoire des braves, morts pour la patrie dans cette grande journée, lequel
office sera suivi d'actions de grâces pour la victoire qu'il a plu au Dieu des
armées de nous accorder. Cette lettre n'étant pas à une autre fin, nous prions
Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte & digne garde.
De notre palais de
Brünn, le 20 frimaire an 14.
Signé NAPOLÉON.
[1] In : Mémorial
administratif du département de l'Ourte, n° 308 du 5 janvier 1806, p.
340-344. Liège : J.F. Desoer,
1806. (Mémorial administratif du département de l'Ourte ; IX).
[2] Lire : Schönbrunn.
[3] 14 décembre 1805.
[4] Lire : Thiébault.
[5] Sokolnitz
[6] Si, dans son 30e bulletin,
Napoléon crée le mythe des milliers de noyés dans les étangs, il faut
reconnaître qu'il se garde ici de le rappeler avec la même force.
[7] 12 décembre.
[8] Jean Dupont (1737-1819). Maire
du 7e arrondissement depuis 1800, il est le doyen des maires d'arrondissement et, à ce titre,
remplit de facto, dans les grandes occasions, l'office de 'maire' de Paris.
Sénateur (1807), comte de l'Empire (1808), pair de France (1814).
[9] Composé des quartiers : Arcis, Réunion (Sainte-Avoye), Homme-Armé (Marais), Droits-de-l'Homme
(Marché-Saint-Jean).
[10] Bataille du 8 octobre 1805 (16
vendémiaire an XIV), voir le 2e Bulletin de la Grande Armée.
[11] Joachim Murat est gouverneur
de Paris depuis le 15 janvier 1804, nommé en remplacement de Junot. Murat ayant
été nommé duc de Clèves et de Berg le 15 mars 1806, Junot le remplacera en
septembre.
[12] Frédéric
Pierre Lecordier (1766-ap. 1825). Maire du 1er
arrondissement depuis cette même année 1805, il sera l'un des trois maires
d'arrondissement maintenus après les Cent Jours. Chevalier de l'Empire (1811),
baron (1821).
[13] Composé des quartiers :
Tuileries, Champs-Élysées, Roule, Place-Vendôme.
[14] Isidore Simon Louis Marie
Brière de Mondétour (1753-1810). Maire du 2e
arrondissement (1800-1807), député de la Seine au Corps législatif (1808-1810).
Père de Clément François, auditeur au Conseil d'État, et parent par alliance du
naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.
[15] Butte-des-Moulins
(Palais Royal), Lepeletier (Feydeau), Mont-Blanc (Chaussée d’Antin), Faubourg Montmartre.
[16] Jean
Joseph Rousseau (1748-1837). Maire du 3e arrondissement (1803-1814). Il sera
pair de France.
[17] Contrat-Social
(Saint-Eustache), Mail, Brutus (Montmartre), Poissonnière.
[18] Louis Doulcet d'Égligny (1756-1839).
Maire du 4e (1803-1807), puis du 7e (1807-1814) arrondissement. Chevalier de
l'Empire (1808).
[19] Muséum (Louvre), Gardes-Françaises (Saint-Honoré), Halle-au-Blé
(Banque de France), Marchés.
[20] Louis Victor Moreau
(1757-1816). Conseiller général de la Seine (1800-1801), maire du 5e
(1801-1808), puis du 10e (1808-1815) arrondissement. Membre du conseil de
régence de la Banque de France (1804). Chevalier de l'Empire (1808).
[21] Bonne-Nouvelle,
Bon-Conseil (Montorgueil),
Bondy (Porte-Saint-Martin), Faubourg-du-Nord
(Faubourg-Saint-Denis).
[22] Athanase Jean Bricogne (1744-1820). Maire du 6e arrondissement durant
toute la période napoléonienne (1800-1815), il deviendra le doyen des maires
après la nomination de Jean Dupont au Sénat. Chevalier de l'Empire (1811).
[23] Amis-de-la-Patrie
(Porte-Saint-Denis), Lombards, Temple, Gravilliers (Saint-Martin-des-Champs).
[24] Eugène Balthazard Crescent Bénard
(1758-1833). Président de l'administration municipale du 6e arrondissement de
Paris (1798-1799), maire du 8e arrondissement (1803-1815). Chevalier de Moussignières et de l'Empire (1810), député de la Seine (2e
collège) à la Chambre des Cent Jours.
[25] Popincourt,
Montreuil (Faubourg-Saint-Antoine), Quinze-Vingts, Indivisibilité (Place-Royale).
[26] Jacques
Claude Péron. Maire du 9e arrondissement (1800-1806).
Notaire à Paris (1761-an VI), père de Louis Alexandre Péron
(1776-1856), peintre français, élève de Vincent et de David.
[27] Fidélité (Hôtel-de-Ville), Arsenal, Fraternité (Île-Saint-Louis),
Cité.
[28] Adrien Cyprien Duquesnoy
(1759-1808). Ancien député de Bar-le-Duc aux États généraux et à l'Assemblée
Constituante (1789-1791) et ancien maire de Nancy (1792-1793). Maire du 10e
arrondissement (1800-1807). Il fréquenta du beau monde : Mirabeau, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Beugnot, François de
Neufchâteau, entre autres. Mais il eut la fâcheuse idée de procéder aux secondes
épousailles de Lucien Bonaparte. Cela ne devait pas lui être pardonné.
[29] Invalides, Fontaine-de-Grenelle (Faubourg-Saint-Germain),
Unité (Monnaie), Ouest (Saint-Thomas-d'Aquin).
[30] Jean Philippe Gaspard Camet de La Bonnardière
(1769-1842). Maire du 11e arrondissement (1803-1820), il survit aux changements
de régime. Député de la Seine à la Chambre des députés (1815-1816), conseiller
d'État (1828-1842). Baron (1816).
[31] Pont-Neuf
(Palais-de-Justice), Théâtre-Français (École-de-Médecine), Luxembourg, Thermes (Sorbonne).
[32] Joseph Collette
(1741-ap. 1813). Maire du 12e arrondissement (1800-1807). Il disparaît en
juillet 1813 et l'on ne sait ce qu'il devient.
[33] Panthéon-Français
(Saint-Jacques), Observatoire, Jardin-des-Plantes (Jardin-du-Roi), Finistère (Saint-Marcel).