1 - 15 Décembre 1805
Au bivouac, 1er décembre 1805
A L'ARMÉE
Soldats, l'armée russe se présente devant vous pour venger l'armée autrichienne d'Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrunn, et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu'ici.
Les positions que nous occupons sont formidables; et, pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc.
Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons; je me tiendrais loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez désordre et la confusion dans les rangs ennemis; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s'exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l'honneur de l'infanterie française, qui importe tant à l'honneur de toute la nation.
Que, sous prétexte d'emmener les blessés, on ne dégarnisse les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu'il faut vaincre ces stipendiés de l'Angleterre qui sont animés d'une si grande haine contre notre nation.
Cette victoire finira notre campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d'hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France; et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.
Au bivouac en avant de Brünn, 1er décembre 1805
ORDRES
Ordre au maréchal Davout de réunir ses troupes à l'abbaye de Raigern.
Ordre au maréchal Bernadotte de prendre la position du bivouac du général Caffarelli.
Ordre au général Caffarelli de prendre le bivouac de la division de grenadiers.
Ordre aux grenadiers de se porter en avant de la butte, sur la droite de la route.
Ordre à la division Suchet et à la division Caffarelli de se placer en avant à droite de la route, à la hauteur du Santon.
Ordre au 17e régiment d'infanterie légère de prendre position au Santon.
Ordre au quartier général de se transporter à la butte.
Le maréchal Berthier, par ordre de l'Empereur.
Au bivouac en avant de Brünn, 1er décembre 1805, 8 heures et demie du soir.
DISPOSITIONS GÉNÉRALES POUR LA JOURNÉE DU 11 (2 décembre 1805)
M. le maréchal Soult donnera les ordres pour que ses trois divisions soient placées au delà du ravin, à sept heures du matin, de manièreà être prêtes à commencer la manœuvre de la journée, qui doit être une marche en avant par échelons, l'aile droite en avant. M. le maréchal Soult sera de sa personne, à sept heures et demie du matin, près de l'Empereur, à son bivouac.
S. A. le prince Murat donnera des ordres à la cavalerie du général Kellermann, à celle des généraux Walther, Beaumont, Nansouty et d'Hautpoul, pour que les divisions soient placées, à sept heures du matin, entre la gauche du maréchal Soult et la droite du maréchal Lannes, de manière à occuper le moins d'espace possible, et pour qu'au moment où le maréchal Soult se mettra en marche, toute cette cavalerie, aux ordres du prince Murat, passe le ruisseau et se trouve placée au centre de l'armée.
Il est ordonné au général Caffarelli de se porter à sept heures du matin, avec sa division, pour se placer à la droite de la division Suchet, après avoir passé le ruisseau. Comme la division Suchet se placera sur deux lignes, la division Caffarelli se placera aussi sur deux lignes, chaque brigade formant une ligne, et dès lors l'emplacement qu'occupe en ce moment la division Suchet sera suffisant pour ces deux divisions.
Le maréchal Lannes observera que les divisions Suchet et Caffarelli doivent toujours être derrière le coteau, de manière à n'être pas aperçues de l'ennemi.
M. le maréchal Bernadotte, avec ses deux divisions d'infanterie, se portera, à sept heures du matin, sur la même position qu'occupe, aujourd'hui 10 (1er décembre), la division du général Caffarelli, hormis que sa gauche sera à hauteur derrière le Santon, et y restera en colonne par régiment.
M. le maréchal Lannes ordonnera à la division de grenadiers de placer en bataille en avant de sa position actuelle, la gauche derrière la droite du général Caffarelli. Le général Oudinot fera reconnaître le débouché où il devra passer le ruisseau, lequel débouché sera le même par où aura passé le maréchal Soult.
M. le maréchal Davout, avec la division Friant et la division de dragons du général Bourcier, partira, à cinq heures du matin, de l'abbaye de Raigern , pour gagner la droite du maréchal Soult. Le maréchal Soult disposera de la division Gudin lorsqu'elle arrivera.
A sept heures et demie MM. les maréchaux se trouveront près de l'Empereur, à son bivouac, pour, selon les mouvements qu'aura faits l'ennemi pendant la nuit, donner de nouveaux ordres.
La cavalerie de M. le maréchal Bernadotte, en conséquence des dispositions ci-dessus, est mise aux ordres du maréchal Murat, qui lui fera indiquer l'heure où elle devra partir pour être en position à sept heures.
M. le prince Murat disposera également de la cavalerie légère de M. le maréchal Lannes.
Toutes les troupes resteront dans les dispositions indiquées ci- dessus, jusqu'à nouvel ordre.
Comme la cavalerie de M. le prince Murat doit, dans sa première position, occuper le moins d'espace possible, il la mettra en colonne.
Le maréchal Davout trouvera à l'abbaye un escadron et demi du 2le régiment de dragons, qu'il enverra au bivouac.
Chacun de MM. les maréchaux donnera les ordres qui le concernent en conséquence des présentes dispositions.
Le maréchal Berthier, par ordre de l'Empereur.
Pozoritzer-Post (Stara-Posta) , 3 décembre 1805, 8 heures du matin.
Au prince Murat
Ordre au prince Murat de poursuivre l'ennemi.
Ordre à la division de grenadiers de prendre position à Rausnitz. Ordre au maréchal Lannes de suivre le mouvement de la cavalerie avec le reste de son corps.
Ordre au maréchal Bernadotte de poursuivre l'ennemi sur la route d'Austerlitz à Goeding.
Ordre au maréchal Soult et au maréchal Davout de poursuivre l'ennemi.
Même ordre aux généraux Klein et Bourcier.
Le maréchal Berthier, par ordre de l'Empereur.
Austerlitz, 3 décembre 1805
A L'ARMÉE
Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d'Austerlitz, justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité; vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire. Une armée de 100,000 hommes, commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée. Ce qui a échappé à votre fer s'est noyé dans les lacs. Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de 30,000 prisonniers, vent le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n'a pu résister à votre choc, et désormais vous n'avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut plus être éloignée; mais, comme je l'ai promis à mon peuple avant de passer le Rhin, je ne ferai qu'une paix qui nous donne des garanties et assure des récompenses à nos
alliés.
Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut éclat de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux. Mais dans le même moment nos ennemis pensaient à la détruire et à l'avilir ! Et cette couronne de fer, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m'obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis! Projets téméraires et insensés que, le jour même de l'anniversaire du couronnement de votre Empereur, vous avez anéantis et confondus! Vous leur avez appris qu'il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.
Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France; là vous serez l'objet de mes plus tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire: "J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on réponde : Voilà un brave !"
NAPOLÉON.
Austerlitz, 3 décembre 1805
A Joseph
Mon Frère, j'imagine que, lorsque ce courrier vous arrivera, mon aide de camp Lebrun, que j'ai expédié du champ de bataille, sera arrivé à Paris. Après quelques jours de manœuvres, j'ai eu hier une bataille décisive. J'ai mis en déroute l'armée coalisée et commandée en personne par les deux empereurs de Russie et d'Allemagne. Leur armée était forte de 80 000 Russes et de 30 000 Autrichiens. Je leur ai fait à peu près 40 000 prisonniers, parmi lesquels une vingtaine de généraux russes, quarante drapeaux, cent pièces de canon, tous les étendards de la garde impériale de Russie. Toute l'armée s'est couverte de gloire.
L'ennemi a laissé au moins 12 000 ou 15 000 hommes sur le champ de bataille. Je ne connais pas encore ma perte; je l'évalue à 8 ou 900 hommes tués, et le double blessés. Une colonne entière s'est jetée dans un lac, et la plus grande partie s'est noyée; on entend encore de ces malheureux qui crient et qu'il est impossible de sauver (sic). Les deux empereurs sont dans une assez mauvaise position. Vous pouvez faire imprimer l'analyse de ces nouvelles sans les donner comme extraites d'une lettre de moi, ce qui n'est pas convenable. Vous recevrez demain le bulletin. Quoique j'aie bivouaqué ces huit derniers jours en plein air, ma santé est cependant bonne. Ce soir, je suis couché dans un lit (sic), dans le beau château de M. de Kaunitz, à Austerlitz, et j'ai changé de chemise, ce qui ne m'était pas arrivé depuis huit jours. Il y a eu une charge de ma Garde et de celle de l'empereur de Russie; la garde de l'empereur de Russie a été culbutée. Le prince Repnine, commandant ce corps, a été pris avec une partie du corps, les étendards et l'artillerie de la garde russe.
L'empereur d'Allemagne m'a envoyé ce matin le prince de Liechtenstein pour me demander une entrevue. Il est possible que la paix s'ensuive assez rapidement. Mon armée sur le champ de bataille a été moins nombreuse que la sienne, mais l'ennemi a été pris en flagrant délit pendant qu'il manœuvrait.
Austerlitz, 3 décembre 1805
A Joséphine
Je t'ai expédié Lebrun du champ de bataille. J'ai battu l'armée russe et autrichienne commandée par les deux Empereurs. Je me suis un peu fatigué, j'ai bivouaqué huit jours en plein air, par des nuits assez fraîches. Je couche ce soir dans le château du prince Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures. L'armée russe est non seulement battue mais détruite.
Je t'embrasse.
Je suis un peu harassé.
Austerlitz, 3 décembre 1805
Aux Évêques
Monsieur l'Évêque du diocèse de.....la victoire éclatante que viennent de remporter nos armées sur les armées combinées d'Autriche et de Russie, commandées par les empereurs de Russie et d'Autriche en personne, est une preuve visible de la protection de Dieu, et demande qu'il soit rendu dans toute l'étendue de notre empire de solennelles actions de grâces. Nous espérons que des succès aussi marquants que ceux que nous avons obtenus à la journée d'Austerlitz porteront enfin nos ennemis à éloigner d'eux les conseils perfides de l'Angleterre, seul moyen qui puisse ramener la paix sur le continent. Au reçu de la présente, vous voudrez donc bien, selon l'usage, chanter un Te deum, auquel notre intention est que toutes les autorités constituées et notre peuple assistent. Cette lettre n'étant pas à une autre fin, nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
Austerlitz, 3 décembre 1805
A Talleyrand
Je ne puis vous écrire que deux mots: une armée de 100 000 hommes, commandée par les deux empereurs, est entièrement détruite. Tout protocole devient inutile. Les négociations deviennent nulles, puisqu'il est évident qu'elles étaient une ruse de guerre pour m'endormir. Le général Gyulai a écrit au prince Charles qu'il y aurait bataille; il fait alors le métier d'espion. Dites à Monsieur de Stadion que je n'ai pas été dupe de leur ruse; que c'est pour cela que je les ai renvoyés de Brünn; que, la bataille étant perdue, les conditions ne peuvent plus être les mêmes.
Austerlitz, 3 décembre 1805
30e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
Le 6 frimaire (27 novembre), l'Empereur, en recevant la communication des pleins pouvoirs de MM. de Stadion et Gyulai, offrit préalablement un armistice, afin d'épargner le sang, si l'on avait effectivement envie de s'arranger et d'en venir à un accommodement définitif. Mais il fut facile à l'Empereur de s'apercevoir qu'on avait d'autres projets; et, comme l'espoir du succès ne pouvait venir à l'ennemi que du côté de l'armée russe, il conjectura aisément que les deuxième et troisième armées étaient arrivées ou sur le point d'arriver à Olmütz, et que les négociations n'étaient plus qu'une ruse de guerre pour endormir sa vigilance.
Le 7 (28 novembre), à neuf heures du matin, une nuée de Cosaques soutenue par la cavalerie russe fit plier les avant-postes du prince Murat, cerna Wischau et y prit 50 hommes à pied du 6e régiment de dragons. Dans la journée, l'empereur de Russie se rendit à Wischau, et toute l'armée russe prit position derrière cette ville.
L'Empereur avait envoyé son aide de camp le général Savary pour complimenter l'empereur de Russie, dès qu'il avait su ce prince arrivé à l'armée. Le général Savary retint au moment où l'Empereur faisait la reconnaissance des feux des bivouacs ennemis placés à Wischau.
Il se loua beaucoup du bon accueil, des grâces et des bons sentiments personnels de l'empereur de Russie, et même du grand-duc Constantin, qui eut pour lui toute espèce de soins et d'attentions; mais il lui fut facile de comprendre, par la suite des conversations qu'il eut, pendant trois jours, avec une trentaine de freluquets qui, sous différents titres, environnent l'empereur de Russie, que la présomption , l'imprudence et l'inconsidération régneraient dans les décisions du cabinet militaire comme elles avaient régné dans celles du cabinet politique.
Une armée ainsi conduite ne pouvait tarder à faire des fautes. Le plan de l'Empereur fut, dès ce moment, de les attendre et d'épier l'instant d'en profiter. Il donna sur-le-champ ordre de retraite à son armée, se retira de nuit comme s'il eût essuyé une défaite, prit une bonne position, à trois lieues en arrière, et fit travailler avec beaucoup d'ostentation à la fortifier et à y établir des batteries.
Il fit proposer une entrevue à l'empereur de Russie, qui lui envoya son aide de camp le prince Dolgorouki. Cet aide de camp put remarquer que tout respirait, dans la contenance de l'armée française, la réserve et la timidité. Le placement des grand'gardes, les fortifications que l'on faisait en toute hâte, tout laissait voir à l'officier russe une armée à demi battue.
Contre l'usage de l'Empereur, qui ne reçoit jamais avec tant de circonspection les parlementaires à son quartier général, il se rendit lui-même à ses avant-postes. Après les premiers compliments, l'officier russe voulut entamer des questions politiques. Il tranchait sur tout avec une impertinence difficile à imaginer. Il était dans l'ignorance la plus absolue des intérêts de l'Europe et de la situation du continent. C'était, en un mot, une jeune trompette de l'Angleterre. Il parlait à l'Empereur comme il parle aux officiers russes, que depuis longtemps il indigne par sa hauteur et ses mauvais procédés. L'Empereur contint toute son indignation, et ce jeune homme, qui a pris une véritable influence sur l'empereur Alexandre, retourna plein de l'idée que l'armée française était à la veille de sa perte. On se convaincra de tout ce qu'a du souffrir l'Empereur, quand on saura que, sur la fin de la conversation , il lui proposa de céder la Belgique et de mettre la couronne de fer sur la tête des plus implacables ennemis de la France.
Toutes ces différentes démarches remplirent leur effet. Les jeunes têtes qui dirigent les affaires russes se livrèrent sans mesure à leur présomption naturelle. Il n'était plus question de battre l'armée française, mais de la tourner et de la prendre : elle n'avait tant fait que par la lâcheté des Autrichiens. On assure que plusieurs vieux généraux autrichiens, qui avaient fait des campagnes contre l'Empereur, prévinrent le conseil que ce n'était pas avec cette confiance qu'il fallait marcher contre une armée qui comptait tant de vieux soldats et d'officiers du premier mérite. Ils disaient qu'ils avaient vu I'Empereur, réduit à une poignée de monde, dans les circonstances les plus difficiles, ressaisir la victoire par des opérations rapides et imprévues, et détruire les armées les plus nombreuses; que cependant, ici, on n'avait obtenu aucun avantage; qu'au contraire, toutes les affaires d'arrière-garde de la première armée russe avaient été en faveur de l'armée française. Mais à cela cette jeunesse présomptueuse opposait la bravoure de 80,000 Russes, l'enthousiasme que leur inspirait la présence de leur empereur, le corps d'élite de la garde impériale de Russie, et, ce qu'ils n'osaient probablement pas dire, leur talent, dont ils étaient étonnés que les Autrichiens voulussent méconnaître la puissance.
Le 10 (1er décembre), l'Empereur, du haut de son bivouac, aperçut, avec une indicible joie, l'armée russe commençant, à deux portées de canon de ses avant-postes, un mouvement de flanc pour tourner sa droite. Il vit alors jusqu'à quel point la présomption et l'ignorance de l'art de la guerre avaient égaré les conseils de cette brave armée; il dit plusieurs fois : « Avant demain au soir, cette armée est à moi. " Cependant le sentiment de l'ennemi était bien différent. Il se présentait devant nos grand'gardes à portée de pistolet. Il défilait par une marche de flanc, sur une ligne de quatre lieues, en prolongeant l'armée française, qui paraissait ne pas oser sortir de sa position. Il n'avait qu'une crainte, c'était que l'armée française ne lui échappât. On fit tout pour confirmer l'ennemi dans cette idée. Le prince Murat fit avancer un petit corps de cavalerie dans la plaine; mais tout d'un coup il parut étonné des forces immenses de l'ennemi, et rentra à la hâte. Ainsi tout tendait à confirmer le général russe dans l'opération mal calculée qu'il avait arrêtée.
L'Empereur fit mettre à l'ordre la proclamation ci-jointe.
Le soir, il voulut visiter à pied et incognito tous les bivouacs; mais à peine eut-il fait quelques pas qu'il fut reconnu. Il serait impossible de peindre l'enthousiasme des soldats en le voyant. Des fanaux de paille furent mis en un instant au haut de milliers de perches, et 80,000 hommes se présentèrent au-devant de l'Empereur en le saluant par des acclamations; les uns pour fêter l'anniversaire de son couronnement, les autres disant que l'armée donnerait le lendemain son bouquet à l'Empereur. Un des plus vieux grenadiers s'approcha de lui, et lui dit :
"Sire, tu n'auras pas besoin de t'exposer. Je te promets, au nom des grenadiers de l'armée, que tu n'auras à combattre que des yeux, et que nous t'amènerons demain les drapeaux et l'artillerie de l'armée russe, pour célébrer l'anniversaire de ton couronnement."
L'Empereur dit, en entrant dans son bivouac, qui consistait en une mauvaise cabane de paille sans toit que lui avaient faite les grenadiers :
"Voilà la plus belle soirée de ma vie, mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens. Je sens, au mal que cela me fait, qu'ils sont véritablement mes enfants; et, en vérité, je me reproche quelquefois ce sentiment, car je crains qu'il ne finisse par me rendre inhabile à faire la guerre"
Si l'ennemi eût pu voir ce spectacle, il eût été épouvanté; mais l'insensé continuait toujours son mouvement et courait à grands pas à sa perte.
L'Empereur fit sur-le-champ toutes ses dispositions de bataille. Il fit partir le maréchal Davout en toute hâte, pour se rendre au couvent de Raigern. Il devait, avec une de ses divisions et une division de dragons, y contenir l'aile gauche de l'ennemi, afin qu'au moment donné elle se trouvât toute enveloppée. Il donna le commandement de la gauche au maréchal Lannes, de la droite au maréchal Soult, du centre an maréchal Bernadotte, et de toute la cavalerie, qu'il réunit sur un seul point, au prince Murat. La gauche du maréchal Lannes était appuyée au Santon , position superbe que l'Empereur avait fait fortifier, et où il avait fait placer dix-huit pièces de canon. Dès la veille, il avait confié la garde de cette belle position au 17e régiment d'infanterie légère; et certes elle ne pouvait être gardé par de meilleures troupes. La division du général Suchet formait la gauche du maréchal Lannes; celle du général Caffarelli formait sa droite, qui était appuyée à la cavalerie du prince Murat; celle-ci avait devant elle les hussards et les chasseurs, sous les ordres du général Kellermann, et les divisions de dragons Walther et Beaumont, et en réserve, les divisions de cuirassiers des généraux Nansouty et d'Hautpoul, avec vingt-quatre pièces d'artillerie légère.
Le maréchal Bernadotte, c'est-à-dire le centre, avait à sa gauche la division du général Rivaud, appuyée à la droite du prince Murat et à sa droite la division du général Drouet.
Le maréchal Soult, qui commandait la droite de l'armée, avait à sa gauche la division du général Vandamme, au centre la division du général Saint-Hilaire, à sa droite la division du général Legrand.
Le maréchal Davout était détaché, et sur la droite du général Legrand, qui gardait les débouchés des étangs des villages de Sokolnitz et de Telnitz. Il avait avec lui la division Friant et les dragons de la division du général Bourcier. La division du général Gudin devait se mettre, de grand matin, en marche de Nikolsburg pour contenir le corps ennemi qui aurait pu déborder la droite.
L'Empereur, avec son fidèle compagnon de guerre le maréchal Berthier, son premier aide de camp le colonel général Junot, et tout son état-major, se trouvait en réserve avec les dix bataillons de sa Garde et les dix bataillons de grenadiers du général Oudinot, dont le général Duroc commandait une partie.
Cette réserve était rangée sur deux lignes, en colonnes par bataillon, à distance de déploiement, ayant dans les intervalles quarante pièces de canon servies par les canonniers de la Garde. C'est avec cette réserve que l'Empereur avait le projet de se précipiter partout où il eût été nécessaire. On peut dire que cette réserve seule valait une armée.
A une heure du matin, l'Empereur monta à cheval pour parcourir ses postes, reconnaître les feux des bivouacs de l'ennemi, et se faire rendre compte par les grand'gardes de ce qu'elles avaient pu entendre des mouvements des Russes. Il apprit qu'ils avaient passé la nuit dans l'ivresse et des cris tumultueux , et qu'un corps l'infanterie russe s'était présenté au village de Sokolnitz, occupé par un régiment de la division du général Legrand, qui reçut ordre de le renforcer.
Le 11 frimaire (2 décembre), le jour parut enfin. Le soleil se leva radieux, et cet anniversaire du couronnement de l'Empereur, où allait se passer un des plus beaux faits d'armes du siècle, fut une des plus belles journées de l'automne.
Cette bataille, que les soldats s'obstinent à appeler la journée des trois empereurs, que d'autres appellent la journée de l'anniversaire et que l'Empereur a nommée la bataille d'Austerlitz, sera à jamais mémorable dans les fastes de la grande nation.
L'Empereur, entouré de tous les maréchaux, attendait pour donner ses derniers ordres que l'horizon fût bien éclairci. Aux premiers rayons du soleil les ordres furent donnés, et chaque maréchal rejoignit son corps au grand galop. L'Empereur dit en passant sur le front de bandière de plusieurs régiments :
"Soldats, il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre qui confonde l'orgueil de nos ennemis "
et aussitôt les chapeaux au bout des baïonnettes et des cris de Vive l'Empereur ! furent le véritable signal du combat. Un instant après, la canonnade se fit entendre à l'extrémité de la droite que l'avant-garde ennemie avait déjà débordée. Mais la rencontre imprévue du maréchal Davout arrêta l'ennemi tout court, et le combat s'engagea.
Le maréchal Soult s'ébranle au même instant, se dirige sur les hauteurs du village de Pratzen avec les divisions des généraux Vandamme et Saint-Hilaire, et coupe entièrement la droite de l'ennemi dont tous les mouvements devinrent incertains. Surprise par une marche de flanc pendant qu'elle fuyait, se croyant attaquante et se voyant attaquée, elle se regarde comme à demi battue.
Le prince Murat s'ébranle avec sa cavalerie. La gauche, commandée par le maréchal Lannes, marche en échelons par régiment comme à l'exercice. Une canonnade épouvantable s'engage sur toute la ligne. Deux cents pièces de canon et près de 200,000 hommes faisaient un bruit affreux. C'était un véritable combat de géants. Il n'y avait pas une heure que l'on se battait, et toute la gauche de l'ennemi était coupée. Sa droite se trouvait déjà arrivée à Austerlitz au quartier général des deux empereurs, qui durent faire marcher sur-le-champ la garde de l'empereur de Russie pour tâcher de rétablir la communication du centre avec la gauche. Un bataillon du 4e de ligne fut chargé par la garde impériale russe à cheval, et culbuté; mais l'Empereur n'était pas loin; il s'aperçut de ce mouvement, il ordonne au maréchal Bessières de se porter an secours de sa droite avec ses invincibles, et bientôt les deux gardes furent aux mains. Le succès ne pouvait être douteux : dans un moment la garde russe fut en déroute; colonel, artillerie, étendards, tout fut enlevé. Le régiment du grand-duc Constantin fut écrasé; lui-même ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval.
Des hauteurs d'Austerlitz, les deux empereurs virent la défaite de toute la garde russe. Au même moment, le centre de l'armée, commandé par le maréchal Bernadotte, s'avança. Trois de ses régiments soutinrent une très-belle charge de cavalerie. La gauche, commandée par le maréchal Lannes, donna plusieurs fois; toutes les charges furent victorieuses. La division du général Caffarelli s'est distinguée. Les divisions de cuirassiers se sont emparées des batteries de l'ennemi.
A une heure après midi la victoire était décidée. Elle n'avait pas été un moment douteuse. Pas un homme de la réserve n'avait été nécessaire et n'avait donné nulle part.
La canonnade ne se soutenait plus qu'à notre droite. Le corps ennemi qui avait été cerné et chassé de toutes ses hauteurs se trouvait dans un bas-fonds et acculé à un lac. L'Empereur s'y porta avec vingt pièces de canon. Ce corps fut chassé de position en position, et l'on vit un spectacle horrible, tel qu'on l'avait vu à Aboukir : 20,000 hommes se jetant dans l'eau et se noyant dans les lacs !
Deux colonnes, chacune de 4,000 Russes, mettent bas les armes et se rendent prisonnières. Tout le parc ennemi est pris. Les résultats de cette journée sont quarante drapeaux russes, parmi lesquels sont les étendards de la garde impériale, un nombre considérable de prisonniers (l'état-major ne les connaît pas encore tous; on avait déjà la note de 20,000) ; 12 ou 15 généraux, au moins 15,000 Russes tués, restés sur le champ de bataille. Quoiqu'on n'ait pas encore les rapports, on peut, au premier coup d'œil, évaluer notre perte à 800 hommes tués et à 15 ou 1,600 blessés. Cela n'étonnera pas les militaires, qui savent que ce n'est que dans la déroute qu'on perd des hommes, et nul autre corps que le bataillon du 4e n'a été rompu. Parmi les blessés sont le général Saint-Hilaire, qui, blessé au commencement de l'action, est resté toute la journée sur le champ de bataille; il s'est couvert de gloire; les généraux de division Kellermann et Walther, les généraux de brigade Valhubert, Thiebault, Sebastiani, Compans et Rapp, aide de camp de l'Empereur. C'est ce dernier qui, en chargeant à la tète des grenadiers de la Garde, a pris le prince Repnine, commandant les chevaliers de la garde impériale de Russie.
Quant aux hommes qui se sont distingués, c'est toute l'armée qui s'est couverte de gloire. Elle a constamment chargé aux cris de Vive l'Empereur!et l'idée de célébrer si glorieusement l'anniversaire du couronnement animait encore le soldat.
L'armée française, quoique nombreuse et belle, était moins nombreuse que l'armée ennemie, qui était forte de 105,000 hommes, dont 80,000 Russes et 25,000 Autrichiens. La moitié de cette armée est détruite; le reste a été mis en déroute complète, et la plus grande partie a jeté ses armes.
Cette journée coûtera des larmes de sang à Saint-Pétersbourg. Puisse-t-elle y faire rejeter avec indignation l'or de l'Angleterre, et puisse ce jeune prince, que tant de vertus appelaient à être le père de ses sujets, s'arracher à l'influence de ces trente freluquets que l'Angleterre solde avec art, et dont les impertinences obscurcissent ses intentions, lui font perdre l'amour de ses soldats, et le jettent dans les opérations les plus erronées ! La nature, en le douant de si grandes qualités, l'avait appelé à être le consolateur de l'Europe.
Des conseils perfides, en le rendant l'auxiliaire de l'Angleterre, le placeront dans l'histoire au rang des hommes qui, en perpétuant la guerre sur le continent, auront consolidé la tyrannie britannique sur les mers et fait le malheur de notre génération. Si la France ne peut arriver à la paix qu'aux conditions que l'aide de camp Dolgorouki a proposées à l'Empereur, et que M. de Novosiltzof avait été chargé de porter, la Russie ne les obtiendrait pas, quand même une armée serait campée sur les hauteurs de Montmartre.
Dans une relation plus détaillée de cette bataille, l'état-major fera connaître ce que chaque corps, chaque officier, chaque général, a fait pour illustrer le nom français et donner un témoignage de l'amour à leur Empereur.
Le 12 (3 décembre), à la pointe du jour, le prince Jean de Liechtenstein, commandant l'armée autrichienne, est venu trouver l'Empereur à son quartier général, établi dans une grange ; il en a eu une longue audience.
Cependant nous poursuivons nos succès. L'ennemi s'est retiré le chemin d'Austerlitz à Goeding. Dans cette retraite, il prête le flanc. L'armée française est déjà sur ses derrières et le suit l'épée dans reins.
Jamais champ de bataille ne fut plus horrible. Du milieu de lacs immenses, on entend encore les cris de milliers d'hommes qu'on ne peut secourir. Il faudra trois jours pour que tous les blessés ennemis soient évacués sur Brünn; le cœur saigne. Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin sur les perfides insulaires qui en sont la cause ! Puissent les lâches oligarques de Londres porter la peine de tant de maux !
Quartier impérial, Austerlitz, 4 décembre 1805
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, l'empereur d'Allemagne m'a demandé entrevue; je la lui ai accordée; elle a duré depuis deux heures jusqu'à quatre. Je vous dirai de vive voix ce que je pense de lui. Il aurait voulu conclure la paix sur-le-champ; il m'a pris par les beaux sentiments; je me suis défendu, genre de guerre qui ne m'était point, je vous assure, difficile. Il m'a demandé un armistice que je lui ai accordé; cette nuit on doit venir en régler les conditions.
Il m'a demandé un armistice pour les Russes; je l'ai accordé, à condition que, par journées d'étapes, les Russes évacueront l'Allemagne et la Gallicie et retourneront chez eux; ce qu'il m'a dit être dans les intentions de l'empereur de Russie. Cette nuit je dois avoir sa réponse; mais on m'assure qu'il veut faire la paix sans les Anglais. De ses 80,000 hommes, 40,000 n'existent plus. Ses amis sont tués; il est au désespoir. Ma générosité le tire encore d'embarras; car je l'avais écrasé, et il s'en serait tiré difficilement. Il est sans artillerie ni bagages.
Rendez-vous en diligence à Brünn; dites aux négociateurs autrichiens que je suis convenu avec l'empereur que le centre des négociations serait établi à Nikolsburg.
Vous direz à M. de Haugwitz de m'attendre à Vienne. Je vous dirai à Brünn ce que je veux faire; ne préjugez rien.
Dites aux Autrichiens que la bataille a changé la face des choses; que, puisqu'on a voulu hasarder et tout perdre, il fallait s'attendre à des conditions plus dures; que je me plains surtout de ce procédé de m'envoyer des négociateurs le jour où l'on veut m'attaquer, pour m'endormir.
Faites faire pour le Moniteur une note sur l'armistice, sur la mauvaise position des Russes et sur l'ouverture des négociations réelles; car les premières n'étaient que factices.
Austerlitz, 4 décembre 1805
30e BULLETIN (BIS) DE LA GRANDE ARMÉE
En ce moment arrive au quartier général la capitulation, envoyée par le maréchal Augereau, du corps d'armée autrichien commandé par le général Jellachich. L'Empereur eût préféré que l'on eût gardé les prisonniers en France, cela eût-il dû occasionner quelques jours de blocus de plus; car l'expérience a prouvé que, renvoyés en Autriche, les soldats servent incontinent après.
Le général de Wrede, commandant les Bavarois, a eu différentes affaires en Bohême contre l'archiduc Ferdinand. Il a fait quelques centaines de prisonniers.
Le prince de Rohan, à la tête d'un corps de 6,000 hommes qui avait été coupé par le maréchal Ney et par le maréchal Augereau, s'est jeté sur Trente, a passé les gorges de Bassano, et tenté de pénétrer à Venise. Il a été battu par le général Saint-Cyr, qui l'a fait prisonnier avec ses 6,000 hommes. Ci-joint la dépêche du maréchal Masséna, qui en rend compte au ministre de la guerre.
Austerlitz, 5 décembre 1805
A l'électeur de Bavière
Je vous ai envoyé du champ de bataille un de vos officiers, pour vous faire connaître la victoire éclatante remportée sur les deux empereurs; en voici le résultat : 150 pièces de canon, 30,000 prisonniers, 45 drapeaux, 20 généraux et 15 ou 20,000 Russes sur le champ de bataille ou noyés dans les lacs.
J'ai eu hier une entrevue avec l'empereur d'Allemagne, qui paraît enfin bien décidé à s'arranger. On va convenir d'abord d'un armistice, et j'espère, sous peu de jours, pouvoir vous donner des preuves de l'intérêt que je porte à vous et à votre Maison. Si l'Impératrice est arrivée, je la recommande à Votre Altesse.
Austerlitz, 5 décembre 1805
A l'électeur de Württemberg
Mon Frère, je reçois votre lettre du 27 novembre. L'empereur de Russie est environné d'une vingtaine de polissons qui le perdent et cependant il est d'un caractère si heureux et rempli de si grandes qualités, que je pense que quelques avis donnés par vous, par l'entremise de votre sœur, ne pourront qu'être utiles. J'ai envoyé près de lui mon aide de camp Savary, avec la lettre dont je joins copie (cf 25 novembre 1805); il m'a répondu par cette lettre.
Mon aide de camp a été enchanté des bonnes manières, des bons propos de l'empereur; ce qui m'a porté à lui demander une entrevue à ses avant-postes. Il m'envoya le prince Dolgorouki, et j'eus avec ce freluquet une conversation dans laquelle il me parla comme il aurait pu parler à un boyard qu'on voudrait envoyer en Sibérie. Croiriez-vous qu'il me proposait de mettre ma couronne de fer sur la tête du roi de Sardaigne; de renoncer à la Belgique, qui, réunie à la Hollande, serait donnée à un prince de Prusse ou d'Angleterre. Ce jeune homme est d'ailleurs de la plus excessive arrogance; il a dû prendre mon extrême modération pour une marque de grande terreur; ce que je désirais sous le point de vue militaire, et ce qui a donné lieu à la bataille d'Austerlitz, où, en vérité, ils se sont conduits avec une ignorance et une présomption qu'on a peine à concevoir. Cela a fait ouvrir les yeux à l'empereur de Russie, et je sais, par l'entrevue que j'ai eue avec l'empereur d'Allemagne, qu'il désire se raccommoder et ne plus se mêler d'affaires qui ne le regardent point.
Faites passer ces renseignements à sa mère; dites, de plus, que les entours de l'empereur de Russie lui font perdre l'amour de ses soldats, qu'ils traitent avec impertinence. S'il fût venu me trouver, il eût pu faire la paix, et jouer le plus beau rôle que prince eût jamais joué sur la terre, puisqu'il eût fait la paix à la tête de son armée. Elle s'est médiocrement battue; d'ailleurs je l'ai prise en flagrant délit, et, dans un faux mouvement, elle a perdu ses drapeaux, ses canons, 36,000 prisonniers et 20,000 morts. Ainsi a péri une armée de 80,000 Russes, belle et bonne.
L'empereur est mal entouré; son cabinet ne fait que des sottises; son conseil de guerre, mal composé. Il faut que les deux puissances puissent se connaître. La Russie est sans doute la Russie; mais la France est la France. Quand on envoie quelqu'un à un souverain, ou envoie des hommes sages et modérés. Ce polisson de Dolgorouki, qui tranchait sur tout, ne connaissait point la situation de l'Europe. Ce que j'en dis là à Votre Altesse, elle doit bien comprendre que ce n'est que par intérêt pour un prince dont tous les entours sont vendus à l'Angleterre; car les propos que m'a tenus son aide de camp sont le contraire de ceux que l'empereur a tenus à mon aide de camp Savary. Toutefois leur chimère a disparu, et ils en ont pour trente ans sans intervenir dans nos affaires.
Je n'ai pas vu M. Talleyrand depuis longtemps; j'ignore les conditions dont il est convenu avec M. de Normann. Toutefois il est urgent de les arrêter définitivement, car je pense qu'avant huit jours la paix sera définitivement conclue.
Croyez que je me trouve heureux, dans cette circonstance où mes succès sont tels que je n'ai plus rien à ménager, de vous convaincre que mon amitié comme ma politique me portent à élever et à maintenir votre Maison à un haut degré de prospérité.
Austerlitz, 5 décembre 1805
A Fouché
Je vois des difficultés au sujet de la lecture des bulletins dans les églises; je ne trouve point cette lecture convenable; elle n'est propre qu'à donner plus d'importance aux prêtres qu'ils ne doivent en avoir, car elle leur donne le droit de commenter, et, quand il y aura de mauvaises nouvelles, ils ne manqueront pas de les commenter. Voilà comme on n'est jamais dans des principes exacts; tantôt on ne veut point de prêtres, tantôt on en veut trop; il faut laisser tomber cela. M. Portalis a eu très tort d'écrire sa lettre sans savoir si c'était mon intention.
Austerlitz, 5 décembre 1805
A Joséphine
J'ai conclu une trêve. Les Russes s'en vont. La bataille d'Austerlitz est la plus belle de toutes celles que j'ai données: 45 drapeaux, plus de 150 pièces de canon, les étendards de la Garde de Russie, 90 généraux, 30, 000 prisonniers, plus de 20,000 tués; spectacle horrible!
L'Empereur Alexandre est au désespoir, et s'en va en Russie. J'ai vu hier à mon bivouac l'Empereur d'Allemane; nous causâmes deux heures; nous sommes convenus de faire vite la paix.
Le temps n'est pas encore très mauvais. Voilà enfin le repos rendu au continent; il faut espérer qu'il va l'être au monde : les Anglais ne sauraient nous faire front.
Je verrai avec bien du plaisir le moment qui me rapprochera de toi,
Il court un petit mal d'yeux qui dure deux jours; je n'en ai pas encore été atteint.
Adieu ma bonne amie; je me porte assez bien et suis fort désireux de t'embrasser.
Austerlitz, 5 décembre 1805
31e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
L'Empereur est parti hier d'Austerlitz et est allé à ses avant-postes, près de Ziaroschitz. Il s'est là placé à son bivouac. L'empereur d'Allemagne n'a pas tardé à arriver. Ces deux monarques ont eu une entrevue qui a duré deux heures. L'empereur d'Allemagne n'a pas dissimulé, tant de sa part que de la part de l'empereur Russie, tout le mépris que leur inspirait la conduite de l'Angleterre. Ce sont des marchands, a-t-il répété, qui mettent en feu le continent pour s'assurer le commerce du monde.
Ces deux princes sont convenus d'un armistice et des principales conditions de la paix, qui sera négociée et terminée sous peu jours. L'empereur d'Allemagne a fait également connaître à l'Empereur que l'empereur de Russie demandait à faire sa paix séparée; qu'il abandonnait entièrement les affaires de l'Angleterre, et n'y prenait plus aucun intérêt. L'empereur d'Allemagne répéta plusieurs fois dans la conversation : Il n'y a point de doute, dans sa guerre avec l'Angleterre, la France a raison. Il demanda aussi une trêve pour les restes de l'armée russe. L'Empereur lui fit observer que l'armée russe était cernée, que pas un homme ne pouvait échapper, mais, ajouta-t-il, je désire faire une chose agréable à l'empereur Alexandre : je laisserai passer l'armée russe, j'arrêterai la marche de mes colonnes; mais Votre Majesté me promet que l'armée russe retournera en Russie et évacuera l'Allemagne et la Pologne autrichienne et prussienne. - C'est l'intention de l'empereur Alexandre, a répondu l'empereur d'Allemagne; je puis vous l'assurer : d'ailleurs, dans la nuit, vous pourrez vous en convaincre par vos propres officiers.
On assure que l'Empereur a dit à l'empereur d'Allemagne, en le faisant approcher du feu de son bivouac : Je vous reçois dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. L'empereur d'Allemagne a répondu en riant : Vous tirez si bon parti de cette habitation qu'elle doit vous plaire. C'est du moins ce que l'on ci avoir entendu. La nombreuse suite des deux princes n'était pas assez éloignée pour qu'elle ne pût entendre plusieurs choses.
L'Empereur a accompagné l'empereur d'Allemagne à sa voiture et s'est fait présenter les deux princes de Liechtenstein et le général prince de Schwarzenberg. Après cela, il est revenu coucher à Austerlitz.
On recueille tous les renseignements pour faire une belle description de la bataille d'Austerlitz; un grand nombre d'ingénieurs lèvent le plan du champ de bataille. La perte des Russes a été immense. Les généraux Koutouzof et Buxhoevden ont été blessés. Dix ou douze généraux ont été tués. Plusieurs aides de camp de l'empereur de Russie et un très-grand nombre d'officiers de distinction ont été tués. Ce n'est pas 120 pièces de canon qu'on a prises, mais 150. Les colonnes ennemies qui se jetèrent dans les lacs furent favorisées par la glace; mais la canonnade la rompit, et des colonnes entières se noyèrent. Le soir de la journée, et pendant plusieurs heures de la nuit, l'Empereur a parcouru le champ de bataille et fait enlever les blessés : spectacle horrible s'il en fut jamais ! L'Empereur, monté sur des chevaux très-vites, passait avec la rapidité de l'éclair, et rien n'était plus touchant que de voir ces braves gens le reconnaître sur-le-champ. Les uns oubliaient leurs souffrances et disaient : Au moins la victoire est-elle bien assurée ? Les autres : Je souffre depuis huit heures, et depuis le commencement de la bataille je suis abandonné; mais j'ai bien fait mon devoir. D'autres : Vous devez être content de vos soldats aujourd'hui. A chaque soldat blessé l'Empereur laissait une garde qui le faisait transporter dans les ambulances. Il est horrible de le dire, quarante-huit heures après la bataille il y avait encore un grand nombre de Russes qu'on n'avait pu panser. Tous les Français le furent avant la nuit. Au lieu de 40 drapeaux, il y en a jusqu'à cette heure 45, et l'on trouve encore les débris de plusieurs.
Rien n'égale la gaieté des soldats à leurs bivouacs. A peine aperçoivent-ils un officier de l'Empereur qu'ils lui crient : L'Empereur a-t-il été content de nous ?
En passant devant le 28e de ligne, qui a beaucoup de conscrits du Calvados et de la Seine-Inférieure, l'Empereur lui dit : J'espère bien que les Normands se distingueront aujourd'hui. Ils ont tenu parole; les Normands se sont distingués. L'Empereur, qui connaît la composition de chaque régiment, dit à chacun son mot, et ce mot arrivait et parlait au cœur de ceux auxquels il était adressé; il devenait leur mot de ralliement au milieu du feu. Il dit au 57e : Souvenez-vous qu'il y a bien des années que je vous ai surnommé le Terrib1e. Il faudrait nommer tous les régiments de l'armée : il n'en est aucun qui n'ait fait des prodiges de bravoure et d'intrépidité. C'est là le cas de dire que la mort s'épouvantait et fuyait devant nos rangs pour s'élancer dans les rangs ennemis. Pas un corps n'a fait un mouvement rétrograde. L'Empereur disait : J'ai livré trente batailles comme celle-ci; mais je n'en ai vu aucune où la victoire ait été si décidée et les destins si peu balancés.
La Garde à pied de l'Empereur n'a pu donner; elle en pleurait de rage. Comme elle demandait absolument à faire quelque chose : Réjouissez-vous de ne rien faire, lui dit l'Empereur; vous devez donner en réserve : tant mieux si l'on n'a pas besoin de vous aujourd'hui.
Trois colonels de la garde impériale russe sont pris, avec le général qui la commandait. Les hussards de cette garde ont fait une charge sur la division Caffarelli; cette seule charge leur a coûté 300 hommes, qui restèrent sur le champ de bataille. La cavalerie française s'est montrée supérieure et a parfaitement fait. A la fin d la bataille, l'Empereur a envoyé le colonel Dallemagne, avec deux escadrons de sa Garde, en partisans, pour parcourir à volonté les environs du champ de bataille et ramener les fuyards. Il a pris plusieurs drapeaux, 15 pièces de canon, et fait 1,500 prisonniers. La Garde regrette beaucoup le colonel des chasseurs à cheval Morland tué d'un coup de mitraille en chargeant l'artillerie de la garde impériale russe. Cette artillerie fut prise; mais ce brave colonel trouva la mort. Nous n'avons en aucun général tué. Le colonel Mazas, du 14e de ligne, brave homme, a été tué. Beaucoup de chefs de bataillon ont été blessés. Les voltigeurs ont rivalisé avec les grenadiers. Le 55e, le 43e, le 14e, le 36e, le 40e, le 17e . . . . .mais on n'ose nommer aucun corps, ce serait une injustice pour les autres; ils ont tous fait l'impossible. Il n'y avait pas un officier, pas un général, pas un soldat, qui ne fût décidé à vaincre ou à périr.
Il ne faut point taire un trait qui honore l'ennemi. Le commandant de l'artillerie de la garde impériale russe venait de perdre ses pièces; il rencontra l'Empereur : Sire, lui dit-il, faites-moi fusiller, je viens de perdre mes pièces. - Jeune homme, lui répondit l'Empereur, j'apprécie vos larmes; mais on peut être battu par mon armée et avoir encore des titres à la gloire.
Nos avant-postes sont arrivés à Olmütz. L'impératrice et toute la cour s'en sont sauvées en toute hâte.
Le colonel Corbineau, écuyer de l'Empereur, commandant 5e régiment de chasseurs, a eu quatre chevaux tués; au cinquième il a été blessé lui-même, après avoir enlevé un drapeau. Le prince Murat se loue beaucoup des belles manœuvres du général Kellermann, des belles charges des généraux Nansouty et d'Hautpoul, enfin de tous les généraux; mais il ne sait qui nommer, parce qu'il faudrait les nommer tous. Les soldats du train ont mérité les éloges de l'armée. L'artillerie a fait un mal épouvantable à l'ennemi. Quand on en a rendu compte à l'Empereur, il a dit : Ces succès me font plaisir, car je n'oublie pas que c'est dans ce corps que j'ai commencé ma carrière militaire.
L'aide de camp de l'Empereur, le général Savary, avait accompagné l'empereur d'Allemagne après l'entrevue, pour savoir si l'empereur de Russie adhérait à la capitulation. Il a trouvé les débris de l'armée russe sans artillerie ni bagages, et dans un épouvantable désordre. Il était minuit. Le général Merveldt avait été repoussé de Goeding par le maréchal Davout. L'armée russe était cernée; pas un homme ne pouvait s'échapper. Le prince Czartoryski introduisit le général Savary près de l'empereur. Dites à votre maître, lui cria ce prince, que je m'en vais; qu'il a fait hier des miracles; que cette journée a accru mon admiration pour lui; que c'est un prédestiné du Ciel; qu'il faut à mon armée cent ans pour égaler la sienne. Mais puis-je me retirer avec sûreté? - Oui, Sire, lui dit le généra1 Savary, si Votre Majesté ratifie ce que les deux empereurs de France et d'Allemagne ont arrêté dans leur entrevue. - Et qu'est-ce ? - Que l'armée de Votre Majesté se retirera chez elle par les journées d'étapes qui seront réglées par l'Empereur, et qu'elle évacuera l'Allemagne et la Pologne autrichienne. A cette condition, j'ai l'ordre de l'Empereur de me rendre à nos avant-postes, qui vous ont déjà tourné, et d'y donner ses ordres pour protéger votre retraite, l'Empereur voulant respecter l'ami du Premier Consul. - Quelle garantie faut-il pour cela ? - Sire, votre parole. - Je vous la donne. Cet aide de camp partit sur-le-champ au grand galop, se rendit auprès du maréchal Davout, auquel il donna l'ordre de cesser tout mouvement et de rester tranquille. Puisse cette générosité de l'empereur des Français ne pas être aussitôt oubliée en Russie que le beau procédé de l'Empereur, qui renvoya 6,000 hommes à l'empereur Paul avec tant de grâce et de marques d'estime pour lui !
Le général Savary avait causé une heure avec l'empereur de Russie, et l'avait trouvé tel que doit être un homme de cœur et de sens, quelque revers d'ailleurs qu'il ait éprouvé. Ce monarque lui demanda des détails sur la journée. Vous étiez inférieurs à moi, lui dit-il, et cependant vous étiez supérieurs sur tous les points d'attaque. - Sire, répondit le général Savary, c'est l'art de la guerre et le fruit de quinze ans de gloire. C'est la quarantième bataille que donne l'Empereur. - Cela est vrai; c'est un grand homme de guerre. Pour moi, c'est la première fois que je vois le feu : je n'ai jamais eu la prétention de me mesurer avec lui. - Sire, quand vous aurez de l'expérience, vous le surpasserez peut-être. - Je m'en vais donc dans ma capitale : j'étais venu au secours de l'empereur d'Allemagne; il m'a fait dire qu'il est content; je le suis aussi.
A son entrevue avec l'empereur d'Allemagne, l'Empereur lui a dit :M. et Mme de Colloredo, MM. Paget et Razoumofski ne font qu'un avec votre ministre Cobenzl : voilà les vraies causes de la guerre; et, si Votre Majesté continue à se livrer à ces intrigants, elle ruinera toutes ses affaires et s'aliénera les cœurs de ses sujets, elle cependant qui a tant de qualités pour être heureuse et aimée. Un major autrichien s'étant présenté aux avant-postes, porteur de dépêches de M. de Cobenzl pour M. de Stadion à Vienne, l'Empereur a dit : Je ne veux rien de commun avec cet homme, qui s'est vendu à l'Angleterre pour payer ses dettes, et qui a ruiné son maître et sa nation en suivant les conseils de sa sœur et de madame de Colloredo.
L'Empereur fait le plus grand cas du prince Jean de Liechtenstein. Il a dit plusieurs fois :Comment, lorsqu'on a des hommes d'aussi grande distinction, laisse-t-on mener ses affaires par des sots et des intrigants ? Effectivement, le prince de Liechtenstein est un des hommes les plus distingués, non-seulement par ses talents militaires, mais encore par ses connaissances.
On assure que l'Empereur a dit, après sa conférence avec l'empereur d'Allemagne : Cet homme me fait faire une faute, car j'aurais pu suivre ma victoire et prendre toute l'armée russe et autrichienne; mais enfin quelques larmes de moins seront versées.
Camp impérial d'Austerlitz, 6 décembre 1805
A M. Daru, intendant général de l'Autriche
Monsieur Daru, donnez l'ordre à M. de Wrbna, qui représente l'Empereur à Vienne, de faire verser sur-le-champ dans la caisse de l'armée française les 500,000 florins de convention qui étaient chez M. le baron de Bartenstein et qu'il a remplacés par des billets de banque; également l'or et tout ce qu'il a. Il est temps enfin que je paye ma solde et me serve des ressources de l'Autriche.
Les quatre millions ne sont pas suffisants pour payer ma solde. Faites-en verser dix ou douze autres, afin que l'armée, dans le moment de repos qu'elle va prendre, puisse s'outiller et faire ses emplettes avec des billets de banque.
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Ci-joint une lettre de M. de Wrbna, que je désire que vous gardiez pour vous seul.
Austerlitz, 6 décembre 1805
32e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
Le général Friant, à la bataille d'Austerlitz, a eu quatre chevaux tués sous lui. Les colonels Conroux et Demoustier se sont fait remarquer. Les traits de courage sont si nombreux, qu'à mesure que le rapport en est fait à l'Empereur, il dit : Il me faut toute ma puissance pour récompenser dignement tous ces braves gens.
Les Russes, en combattant, ont l'habitude de mettre leur havresac bas. Comme toute l'armée russe a été mise en déroute, nos soldats ont pris tous ses havresacs. On a pris aussi une grande partie de ses bagages, et les soldats y ont trouvé beaucoup d'argent.
Le général Bertrand, qui avait été détaché après la bataille avec un escadron de la Garde, a ramassé un grand nombre de prisonniers, dix-neuf pièces de canon et beaucoup de voitures remplies d'effets. Le nombre de pièces de canon prises jusqu'à cette heure se monte à cent soixante et dix. L'Empereur a témoigné quelque mécontentement de ce qu'on lui eût envoyé des plénipotentiaires la veille de la bataille, et qu'on eût ainsi prostitué le caractère diplomatique. Cela est digne de M. de Cobenzl, que toute la nation regarde comme un des principaux auteurs de tous ses malheurs.
Le prince Jean de Liechtenstein est venu trouver l'Empereur au château d'Austerlitz. L'Empereur lui a accordé une conférence de plusieurs heures. On remarque que l'Empereur cause volontiers avec cet officier général. Ce prince a conclu avec le maréchal Berthier un armistice de la teneur suivante(publiée dans le Moniteur du 17 décembre 1805).
M. de Talleyrand se rend à Nikolsburg, où les négociations vont s'ouvrir.
Austerlitz, 7 décembre 1805
DÉCISION
Le ministre du trésor public demande si la solde des armées en pays ennemi ne doit pas être payée sur le produit des contributions de guerre, et déclare se trouver dans l'impossibilité d'envoyer des fonds à Strasbourg. | Qu'est-ce que l'on fait de tout les revenus de l'État ? La solde est la dépense la plus sacrée, il faut la faire. |
Austerlitz, 7 décembre 1805
33e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
Le général en chef Buxhoevden a été tué avec un grand nombre d'autres généraux russes dont on ignore les noms. Nos soldats ont ramassé une grande quantité de décorations. Le général russe Koutouzof a été blessé, et son beau-fils, jeune homme de grand mérite, a été tué.
On a fait compter les cadavres; il en résulte qu'il y a 18,000 Russes tués, 600 Autrichiens et 900 Français. Nous avons 7,000 blessés russes. Tout compte fait, nous avons 3,000 blessés français. Le général Roger Valhubert est mort des suites de ses blessures. Il a écrit à l'Empereur une heure avant de mourir : J'aurais voulu faire plus pour vous; je meurs dans une heure; je ne regrette pas la vie, puisque j'ai participé à une victoire qui vous assure un règne heureux. Quand vous penserez aux braves qui vous étaient dévoués, pensez à ma mémoire. Il me suffit de vous dire que j'ai une famille; je n'ai pas besoin de vous la recommander.
Les généraux Kellermann, Sebastiani et Thiebault sont hors de danger. Les généraux Marisy et Demont sont blessés, mais beaucoup moins grièvement.
On sera sans doute bien aise de connaître les différents décrets que l'Empereur a pris successivement en faveur de l'armée; ils sorti ci-joints (cf 28 novembre, et plus bas).
Le corps du général Buxhoevden, qui était à la gauche, était de 27,000 hommes. Pas un n'a rejoint l'armée russe. Il a été plusieurs heures sous la mitraille de quarante pièces de canon, dont une partie servie par l'artillerie de la garde impériale, et sous la fusillade des divisions des généraux Saint-Hilaire et Friant. Le massacre a été horrible; la perte des Russes ne peut s'évaluer à moins de 45,000 hommes, et l'empereur de Russie ne s'en retournera pas chez lui avec plus de 25,000 hommes.
Puisse cette leçon profiter à ce jeune prince et lui faire abandonner le conseil qu'a acheté l'Angleterre ! Puisse-t-il reprendre le véritable rôle qui convient à son pays et à son caractère, et secouer enfin le joug de ces vils oligarques de Londres ! Catherine la grande connaissait bien le génie et les ressources de la Russie, lorsque, dans la première coalition, elle n'envoya point d'armée et se contenta de secourir les coalisés par ses conseils et par ses vœux; mais elle avait l'expérience d'un long règne et du caractère de sa nation; elle avait réfléchi sur les dangers des coalitions. Cette expérience ne peut être acquise à vingt-cinq ans.
Lorsque Paul, son fils, fit marcher des armées contre la France, il sentit bientôt que les erreurs les plus courtes sont les meilleures; et, après une campagne, il retira ses troupes. Si Voronzof, qui est à Londres, n'était pas plus anglais que russe, il faudrait avoir une bien petite idée de ses talents pour supposer qu'il ait pu penser que soixante, quatre-vingt, cent mille Russes parviendraient à déshonorer la France, à lui faire subir le joug de l'Angleterre, à lui faire abandonner la Belgique, et à forcer l'Empereur à livrer sa couronne de fer à la race dégénérée des rois de Sardaigne.
Les troupes russes sont braves, mais beaucoup moins braves que les troupes françaises; leurs généraux, d'une inexpérience, et leurs soldats, d'une ignorance et d'une pesanteur qui rendent leurs armées en vérité peu redoutables; et d'ailleurs en supposant des victoires aux Russes, il eût fallu dépeupler la Russie pour arriver au but insensé que lui avaient prescrit les oligarques de Londres.
La bataille d'Austerlitz a été donnée sur le tombeau du célèbre Kaunitz. Cette circonstance a fait la plus grande impression sur la tête des Viennois. A force de prudence et de bonne conduite, et en la maintenant toujours en bonne harmonie avec la France, il avait porté l'Autriche à un haut degré de prospérité.
Voici les noms des généraux russes faits prisonniers ; beaucoup d'autres sont morts sur le champ de bataille :
Przybyezewski, Wimpfen , Müller-Zakomelski , Müller, Berg, Selkhof, Strick, Szerliakof, le prince Repnine, le prince Sibirski, Adrian, Lagonof, Sulima, Mezenkof, Woicikof.
Il y a, en outre, 4 ou 500 officiers prisonniers, dont 20 majors ou lieutenants-colonels, et plus de 100 capitaines.
L'Empereur a mandé à Brünn M. de Talleyrand, qui était à Vienne. Les négociations vont s'ouvrir à Nikolsburg.
M. Maret avait joint à Austerlitz Sa Majesté, qui y a signé le travail des ministres et du Conseil d'État.
L'Empereur a couché ce soir à Brünn.
Camp impérial d'Austerlitz, 7 décembre 1805
DÉCRET
ARTICLE 1-. - Les veuves des généraux morts à la bataille d'Austerlitz jouiront d'une pension de 6,000 francs leur vie durant; les veuves des colonels et des majors, d'une pension de 2,400 francs; les veuves des capitaines, d'une pension de 1,200 francs; les veuves des lieutenants et sous-lieutenants, d'une pension de 800 francs; les veuves des soldats, d'une pension de 900 francs.
ART. 2. - Notre ministre de la guerre est chargé de l'exécution du présent décret, qui sera mis à l'ordre du jour de l'armée et inséré au Bulletin des Lois.
Camp impérial d'Austerlitz, 7 décembre 1805
DÉCRET
ARTICLE 1er-. - Nous adoptons tous les enfants des généraux, officiers et soldats français morts à la bataille d'Austerlitz.
ART. 2. - Ils seront tous entretenus et élevés à nos frais; les garçons dans notre palais impérial de Rambouillet, et les filles dans notre palais impérial de Saint-Germain. Les garçons seront placés, et les filles mariées par nous.
ART. 3. - Indépendamment de leurs noms de baptême et de famille, ils auront le droit d'y joindre celui de Napoléon. Notre grand juge, ministre de la justice, fera remplir toutes les formalités voulues à cet égard par le code civil.
ART. 4. - Notre grand maréchal du palais et notre intendant général de la couronne sont chargés de l'exécution du présent décret, qui sera mis à l'ordre du jour de l'armée et inséré au Bulletin des lois.
Austerlitz, 7 décembre 1805
A Joséphine
J'ai conclu un armistice; avant huit jours la paix sera faite. Je désire apprendre que tu es arrivée à Munich en bonne santé. Les Russes s'en vont, ils ont fait une perte immense. Plus de 20,000 morts et 30,000 pris : leur armée est réduite des trois quarts. Buxhoewden, leur général en chef, est tué. J'ai 3,000 blessés et 7 à 800 morts.
J'ai un peu mal aux yeux; c'est une maladie courante et très peu de chose.
Adieu, mon amie; je désire bien te revoir. Je vais coucher ce soir à Vienne.
Brünn, 9 décembre 1805
ORDRE
L'Empereur a déjà frappé une contribution de cent millions; il reste à M. Daru à en faire la distribution; les décrets sont tout pris.
Quant au tabac et au sel, il y en a pour plusieurs millions. Il faut les faire vendre le plus tôt possible. L'Empereur a signé l'autre décret pour le sel.
Il faut comprendre nominativement, dans la répartition des cent millions de contributions, les villes de Vienne et de Trieste, pour de fortes sommes.
M. Daru doit prendre des mesures telles, qu'on ait douze millions de florins avant huit jours, pour mettre au courant l'article de la solde jusqu'au 1er nivôse (22 décembre).
Brünn, 9 décembre 1805
Au prince Eugène
Mon Cousin, j'ai fait toutes les dispositions pour garantir mon royaume d'Italie, les États du Pape et le pays de Venise, et fortifier ma Grande Armée. J'ai ordonné que le maréchal Masséna en commanderait le 8e corps et se rendrait à Laybach; que vous commanderiez le pays vénitien, avec une division française et ce que vous pourriez réunir en Italie; que le général Saint-Cyr se porterait avec 30,000 hommes pour couvrir l'État Romain. Vous aurez été instruit des détails de la bataille d'Austerlitz. Je suis fort content du bon esprit de la garde royale; malheureusement il n'y a que la cavalerie de ma Garde qui ait donné; mais elle en avait bonne envie. Voyez si vous pouvez m'envoyer 3 on 400 beaux hommes pour la renforcer. Vous les enverriez par Innsbruck à Munich, où ils recevront des ordres. Votre régiment (il s'agit des chasseurs à cheval de la Garde) s'est bien comporté; le colonel a été tué. Je désire bien savoir combien de conscrits ont passé les Alpes depuis le 1er vendémiaire pour venir renforcer l'armée d'Italie. Ayez soin que Palmanova soit bien armée et approvisionnée, c'est le principal. En cas d'événements extraordinaires, vous devez jeter des garnisons dans mes places de Mantoue, Legnago et Peschiera. Faites travailler avec la plus grande activité à la tête de pont de Legnago; cela est très-important.
L'Impératrice doit être arrivée à l'heure qu'il est à Munich; j'ai eu des nouvelles de son arrivée à Stuttgart. Elle était très-bien portante.
Ci-joint une lettre pour le maréchal Masséna.
Brünn, 9 décembre 1805
Au maréchal Masséna
Mon Cousin, mon ministre de la guerre vous fera connaître mes intentions. Vous allez vous joindre à la Grande Armée; vous en formerez le 8e corps; mais vous entendez bien que je vous ferai jouer le rôle que vous méritez, si les circonstances font que les hostilités recommencent. Vous aurez sans doute appris les détails de la bataille d'Austerlitz.
Brünn, 9 décembre 1805
À Joséphine
Grand Impératrice, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg ! Vous avez passé à Bade, à Stuttgart, à Munich, sans nous écrire un mot. Ce n'est pas bien aimable, ni bien tendre. Je suis toujours à Brünn. Les Russes sont partis; j'ai une trêve. Dans peu de jours je verrai ce que je deviendrai. Daignez du haut de vos grandeurs vous occuper un peu de vos esclaves.
Brünn, 10 décembre 1805
34e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
L'Empereur a reçu aujourd'hui M. le prince Repnine, fait prisonnier à la bataille d'Austerlitz à la êète des chevaliers-gardes dont il était le colonel. Sa Majesté lui a dit qu'elle ne voulait pas priver l'empereur Alexandre d'aussi braves gens, et qu'il pouvait réunir tous les prisonniers de la garde impériale russe et retourner avec eux en Russie. Sa Majesté a exprimé le regret que l'empereur de Russie ait voulu livrer bataille, et a dit que ce monarque, s'il l'avait cru la veille, aurait épargné le sang et l'honneur de son armée.
M. le prince Jean de Liechtenstein est arrivé hier avec de pleins pouvoirs. Les conférences entre lui et M. de Talleyrand sont en pleine activité.
Le premier aide de camp Junot, que Sa Majesté avait envoyé auprès des empereurs d'Allemagne et de Russie, a vu à Holics l'empereur d'Allemagne, qui l'a reçu avec beaucoup de grâce et de distinction. Il n'a pu continuer sa mission, parce que l'empereur Alexandre était parti en poste pour Saint- Pétersbourg, ainsi que le général Koutouzof.
Sa Majesté a reçu à Brünn M. de Haugwitz et a paru très-satisfait de tout ce que lui a dit ce plénipotentiaire, qu'elle a accueilli d'une manière d'autant plus distinguée qu'il s'est toujours défendu de la dépendance de l'Angleterre, et que c'est à ses conseils qu'on doit attribuer la grande considération et la prospérité dont jouit la Prusse. On ne pourrait en dire autant d'un autre ministre qui , né en Hanovre, n'a pas été inaccessible à la pluie d'or. Mais toutes les intrigues ont été et seront impuissantes contre le bon esprit et la haute sagesse du roi de Prusse. Au reste la nation française ne dépend de personne, et 150,000 ennemis de plus n'auraient fait autre chose que rendre la guerre plus longue. La France et la Prusse, dans ces circonstances, ont eu à se louer de M. le duc de Brunswick, de MM. de Mollendorf, de Knobelsdorf, Lombard, et surtout du Roi lui-même. Les intrigues anglaises ont souvent paru gagner du terrain; mais, comme en dernière analyse on ne pouvait arriver à aucun parti sans aborder de front la question, toutes les intrigues ont échoué devant la volonté du Roi. En vérité, ceux qui les conduisaient abusaient étrangement de sa confiance. La Prusse peut-elle avoir un ami plus solide et plus désintéressé que la France ?
La Russie est la seule puissance en Europe qui puisse faire une guerre de fantaisie. Après une bataille perdue ou gagnée, les Russes s'en vont; la France, l'Autriche , la Prusse, au contraire, doivent méditer longtemps les résultats de la guerre. Une et deux batailles sont insuffisantes pour en épuiser toutes les chances.
Les paysans de Moravie tuent les Russes partout où ils les rencontrent isolés; ils en ont déjà massacré une centaine. L'Empereur des Français a donné des ordres pour que des patrouilles de cavalerie parcourent les campagnes et empêchent ces excès. Puisque l'armée ennemie se retire, les Russes qu'elle laisse après elle sont sous la protection du vainqueur. Il est vrai qu'ils ont commis tant de désordres, tant de brigandages, qu'on ne doit pas s'étonner de ces vengeances. Ils maltraitaient les pauvres comme les riches ; trois cents coups de bâton leur paraissaient une légère offense; il n'est point d'attentat qu'ils n'aient commis. Le pillage, l'incendie des villages, le massacre, tels étaient leurs jeux; ils ont même tué des prêtres jusque sur les autels ! Malheur au souverain qui attirera jamais un tel fléau sur son territoire ! La bataille d'Austerlitz a été une victoire européenne, puisqu'elle a fait tomber le prestige qui semblait s'attacher au nom de ces barbares. Ce mot ne peut s'appliquer cependant ni à la Cour, ni au plus grand nombre des officiers, ni aux habitants des villes, qui sont, au contraire, civilisés jusqu'à la corruption.
Brünn, 10 décembre 1805
A Joséphine
Il y a fort longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles. Les belles fêtes de Bade, de Stuttgart et de Munich font-elles oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de boue, de pluie de de sang ?
Je vais partir sous peu pour Vienne. L'on travaille à conclure la paix. Les Russes sont partis, et fuient loin d'ici; ils s'en retournent en Russie, bien battus et fort humiliés.
Je désire bien me retrouver près de toi.
Adieu, mon amie.
Mon mal d'yeux est guéri
Brünn, 11 décembre 1805
DÉCISION
Le prince Louis-Bonaparte demande que les colonels Caulaincourt et de Broc, ses aides de camp, le rejoignent à Anvers. | Refusé. Personne ne peut quitter la Grande Armée. |
Brünn, 11 décembre 1805
Au cardinal archevêque de Paris
Mon Cousin, nous avons pris quarante-cinq drapeaux sur nos ennemis, le jour de l'anniversaire de notre couronnement, de ce jour où le Saint-Père, ses cardinaux et tout le clergé de France firent des prières dans le sanctuaire de Notre-Dame pour la prospérité de notre règne. Nous avons résolu de déposer lesdits drapeaux dans l'église de Notre-Dame, métropole de notre bonne ville de Paris. Nous avons ordonné, en conséquence, qu'ils vous soient adressé pour la garde en être confiée à votre chapitre métropolitain. Notre intention est que, tous les ans, au dit jour, un office solennel soit chanté dans ladite métropole, en mémoire des braves morts pour la patrie dans cette grande journée; lequel office sera suivi d'actions de grâces pour la victoire qu'il a plu au Dieu des armées de nous accorder.
Cette lettre n'étant pas à une autre fin, nous prions Dieu qu'il vous ait, mon Cousin , en sa sainte et digne garde.
De notre palais de Brünn, le 20 frimaire an XIV (11 décembre 1805).
Brünn, 11 décembre 1805
Au maréchal Kellermann, commandant le 3e corps de réserve de la Grande Armée, à Strasbourg
Je reçois votre lettre du 10 frimaire (1er décembre). Le ministre de la guerre a dû demander par un courrier extraordinaire l'état des conscrits qui sont arrivés. Cet état m'est très-nécessaire. Je ne manque ici ni de sergents, ni de vieux soldats, ni de fusils, ni d'habillement. Si vous pouvez me former un corps de 10 ou 12,000 conscrits, conduit par un de vos généraux, et les conscrits de chaque corps commandés par un officier, dirigez-le-moi sur Augsbourg. Il est indifférent qu'ils soient en habits de paysans et sans armes. Il est bon cependant qu'il y en ait un certain nombre d'armés pour les escorter, tel que 2 ou 3,000. Je les ferai habiller et armer du moment de leur arrivée à Augsbourg. J'attendais, pour vous faire donner cet ordre, le retour des états de situation. Ainsi donc ne vous donnez aucune inquiétude, et dirigez le plus tôt possible sur Augsbourg les hommes que vous avez. J'ai pris mes quartiers d'hiver, et ces hommes seront bientôt formés. Quant aux officiers et sous-officiers en recrutement, il n'est pas au pouvoir du ministre de la guerre de les retirer; cela tient à un système général qu'on ne peut déranger, puisque la conscription ne pourrait marcher, et j'ai encore 100,000 hommes à retirer.
Le ministre de la guerre me rend compte que vous avez donné des fusils à la garde nationale; je ne puis approuver cette mesure. Je n'ai pas assez de fusils pour cela, et ce ne peut être que dans un cas urgent où l'ennemi se présenterait devant Strasbourg.
Brünn, 11 décembre 1805
35e Bulletin de la Grande Armée
L'armée russe s'est mise en marche le 17 frimaire (8 décembre) sur trois colonnes , pour retourner en Russie; la première a pris le chemin de Cracovie et Terespol; la seconde celui de Kaschau, Lemberg et Brody; et la troisième celui de Tyrnau, Waitzen et Husiatyn. A la tête de la première est parti l'empereur de Russie, avec son frère, le grand-duc Constantin.
Indépendamment de l'artillerie de bataille, un parc entier, de cent pièces de canon, a été pris aux Russes avec tous leurs caissons.
L'Empereur a été voir ce parc. Il a ordonné que toutes les pièces prises fussent transportées en France. Il est sans exemple que, dans une bataille, on ait pris cent cinquante à cent soixante pièces de canon , toutes ayant fait feu et servi dans l'action.
Le chef d'escadron Challopin, aide de camp du maréchal Bernadotte, a été tué.
Les colonels Lacour, du 5e régiment de dragons; Digeon, du 26e de chasseurs; Bessières, du 11e de chasseurs, frère du maréchal Bessières; Gérard, colonel, aide de camp du maréchal Bernadotte; Marès, colonel, aide de camp du maréchal Davout, ont été blessés.
Les chefs de bataillon Perrier, du 36e régiment d'infanterie de ligne; Guye, du 4e de ligne; Schwiter, du 57e de ligne; les chefs d'escadron Grumblot, du 2e régiment de carabiniers; Didelon, du 9e de dragons; Boudinhon, du 4e de hussards; le chef de bataillon du génie Abrissot, Rabier et Robillard , du 55e de ligne; Proffit, du 43e, et les chefs d'escadron Tréville, du 26e de chasseurs, et David, du 2e de hussards, ont été blessés.
Les chefs d'escadron des chasseurs à cheval de la garde impériale Beurmann, Bolin et Thiry ont été blessés.
Le capitaine Thervay, des chasseurs à cheval de la Garde, est mort des suites de ses blessures.
Le capitaine Geist, les lieutenants Bureau , Barbanègre, Guyot, Fournier, Addet, Bayeux et Renno, des chasseurs à cheval de la Garde, et les lieutenants Menager et Rollet, des grenadiers à cheval de la Garde, ont été blessés.
Schoenbrunn, 13 décembre 1805
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, j'arrive à Vienne. J'imagine que vous signerez dans la journée de demain. Les cent millions de contributions sont déjà répartis et commencent à se payer; une grande partie de l'artillerie est déjà déménagée; dans votre rédaction, s'il en encore temps, laissez du vague, afin que je ne perde ni de l'une, ni de l'autre.
L'électeur de Wurtemberg est un peu alarmé des bruits de Ratisbonne; il m'en a écrit en date du 4 décembre. Je lui réponds de se tranquilliser.
Tâchez de faire donner à la Bavière, si vous pouvez, la partie de l'électorat de Salzburg, sur la rive gauche de l'Inn, dont il a été question.
Les conscrits arrivent; il y en a déjà un très-grand nombre à Strasbourg. Toutes mes affaires sont dans la situation la plus sa satisfaisante. Il n'y a pas jusqu'à l'Italie qui s'est levée en masse contre les Napolitains, et ce petit Eugène est déjà à Bologne avec une force considérable de garde nationale, à laquelle j'ai joint environ 18,000 hommes de troupes; de sorte que l'esprit est changé à Rome, et que les Napolitains sont au désespoir de leurs sottises.
Si vous pouvez ne point parler de Naples, cela sera bien fait; sans quoi, rédigez l'article de manière que le renvoi d'Acton et de Dainas soit une condition sine qua non. Parlez aussi vaguement de ma renonciation à la couronne d'Italie; faites remarquer que ces mots à la paix générale m'empêchent de faire ma paix avec l'Angleterre; mais en disant, lorsque l'Angleterre rétablira l'équilibre des mers, ou que les conditions dont j'ai parlé pour ma renonciation seront remplies, cela me donne du vague et des facilités pour faire ma paix avec l'Angleterre. Quant à la Prusse, que veut-elle ? je n'en sais rien. Il paraît qu'elle envoie une armée en Silésie. Je n'ai pas encore vu M. de Haugwitz.
On m'écrit de Paris une chose extravagante : que l'Angleterre a déclaré la guerre à la Prusse et lui a pris treize bâtiments.
Je veux la paix, mais arrangez tous ces articles du mieux que vous pourrez.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
Au prince Joseph
Mon Frère, il était fort inutile d'annoncer avec tant d'emphase l'envoi des plénipotentiaires et de tirer le canon. C'est un bon moyen d'endormir l'esprit national et de donner aux étrangers une fausse idée de notre situation intérieure. Ce n'est pas en criant Paix ! qu'on l'obtient. Je n'avais pas voulu mettre cela dans un bulletin; à plus forte raison ne fallait-il pas l'annoncer au spectacle. La paix est un mot vide de sens; c'est une paix glorieuse qu'il nous faut. Je ne trouve donc rien de plus impolitique et de plus faux que ce qu'on a fait à Paris à cette occasion.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A M. Champagny
C'est avec un sentiment de douleur que j'apprends qu'un membre de l'Institut, célèbre par ses connaissances, mais tombé aujourd'hui en enfance, n'a pas la sagesse de se taire et cherche à faire parler de lui, tantôt par des annonces indignes de son ancienne réputation et du corps auquel il appartient, tantôt en professant hautement l'athéisme, principe destructeur de toute organisation sociale, qui ôte à l'homme toutes ses consolations et toutes ses espérances. Mon intention est que vous appeliez auprès de vous les présidents et les secrétaires de l'Institut, et que vous les chargiez de faire connaître à ce corps illustre, dont je m'honore de faire partie, qu'il ait à mander M. de Lalande (Joseph Jérôme Le Français de Lalande, 1732-1807. Il professe l'athéisme, ce qui lui vaut les foudres de Napoléon) , et à lui enjoindre, au nom du corps, de ne plus rien imprimer, et de ne pas obscurcir dans ses vieux jours ce qu'il a fait dans ses jours de force pour obtenir l'estime des savants; et, si ces invitations fraternelles étaient insuffisantes, je serais obligé de me rappeler aussi que mon premier devoir est d'empêcher que l'on empoisonne la morale de mon peuple, car l'athéisme est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A M. Champagny
Monsieur Champagny, j'ai reçu vos tableaux de la conscription. Continuez toujours; la paix n'est pas signée. Les Russes, il est vrai ont évacué par capitulation les États de la Maison d'Autriche; mais tant que la paix ne sera pas conclue, il faut se tenir dans une bon position. Il est malheureux qu'on ait donné à l'esprit public une fausse direction. Ce n'est pas quand le monde arme contre nous qu'il faut annoncer avec tant d'empressement des négociations de paix.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A M. Cretet
Je reçois votre lettre du 11 frimaire. Je vois avec intérêt que Simplon, le mont Cenis et le mont Genèvre sont praticables pour les voitures; mais je n'en prends pas moins à ce qu'on aille de Chambéry au mont Cenis en montant le moins possible. Je ne veux qu'une montée inévitable, c'est celle qui sépare les deux vallées. Rien ne me coûtera pour aplanir cette route; tout ce qui tend à rendre plus faciles les communications avec l'Italie est aujourd'hui dans ma politique et conforme à mes plus chers intérêts.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A M. Fouché
On donne une fausse direction à l'opinion publique en lui parlant tant de paix. Des ouvertures de négociations ne sont pas une conclusion. Mettez une nouvelle activité pour que les conscrits marchent et que les moyens de renforcer la Grande Armée continuent.
Il est bien ridicule d'avoir annoncé par cent coups de canon l'arrivée de deux malheureux plénipotentiaires. C'est en flattant les peuples qu'on les avilit.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
Au cardinal Fesch
Mon Cousin, je reçois votre lettre du 12 frimaire. Une armée considérable va se mettre en marche pour protéger les États du Saint-Père, et chasser de Naples les Russes et les Anglais. J'ai été fâché d'apprendre qu'on ne se soit pas comporté à Rome comme je devais l'espérer. Mon intention est que vous viviez en bonne intelligence avec le secrétaire d'État, et que, s'il y a quelque raison de se plaindre de lui, vous me le disiez, tout en vivant bien avec lui; je trouverai le moyen de le faire chasser. Il y a des personnes qui veulent dire que vous voulez être secrétaire d'État à Rome : vous ne pouvez pas avoir cette folie dans la tête.
Si les ennemis entraient sur le territoire de Rome avant mon armée, mon intention est qu'aussitôt, vous et vôtre légation, vous vous réfugiiez dans mon royaume d'Italie. Vous attendrez à Bologne les nouveaux ordres que je vous ferai transmettre par mon ministre.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A l'électeur de Wurtemberg
Mon Frère, je ne reçois qu'en ce moment votre lettre du 4 décembre. Aussitôt que j'ai été instruit que l'archichancelier faisait le grand patriote allemand, aujourd'hui que l'on touche à la noblesse immédiate, je lui ai fait connaître le danger pour le Corps germanique de se mettre aujourd'hui contre moi, lorsque la Diète a jugé à propos de se taire quand les États d'un électeur ont été envahis et le territoire germanique violé par les Russes. Mon ministre a ordre de déclarer que ce que vous avez fait est sous ma garantie, et qu'à la moindre atteinte qui y serait portée par le Corps germanique, au lieu de le soutenir, j'aiderais à son disloquement. Ni vous, ni moi, ni le cabinet de Berlin lui-même ne savent ce que veulent les armées prussiennes. Dans tous les cas, je n'ai pas été sans prendre mes précautions. J'ai ordonné à l'armée du maréchal Augereau de se rendre, par Heidenheim, Aalen et Heilbronn, à Mayence. J'ai fait entrer mon armée du Nord à Amsterdam ; elle se rendra sur les frontière de Münster; et enfin je lève tant de conscrits en France, que, si les choses ne s'arrangent pas promptement, je pourrai former encore deux grandes armées. Prévenez-moi de tout ce qui viendra à votre connaissance, et soyez sans inquiétude. J'espère cependant que la bataille d'Austerlitz et le départ des Russes amèneront l'empereur d'Allemagne à signer la paix dans peu de jours.
M. Talleyrand est à Brünn pour cet objet. Quoi qu'il arrive, vous et mes alliés n'aurez qu'à gagner à la continuation de la guerre. Il faudrait que vos officiers vinssent plus vite et s'arrangeassent à venir en quatre jours, lorsque vos dépêches en valent la peine. Je ne sais ce que je ferai de ma personne, car je dépends des événements. Cependant ne soyez pas surpris si un de ces soirs je tombe chez vous pour vous demander à souper. Il me sera agréable de pouvoir de nouveau faire ma cour à l'Électrice et de vous témoigner de vive voix toute l'amitié que je vous porte.
Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, mon Frère, en sa sainte digne garde.
Votre bon frère
Schönbrunn, 13 décembre 1805
Au général Dejean
Monsieur Dejean, vous avez mal fait d'ôter aucun des moyens de la Grande Armée pour l'armée du Nord. L'armée du Nord va en Hollande; elle n'y manquera pas d'équipages. Vous dites que dix-sept brigades de caissons, de vingt-cinq chacune, sont à la Grande Armée; il s'en faut beaucoup qu'il y ait ce nombre : je n'en ai pas soixante en tout. J'ai vu avec peine que vous ayez fourni l'habillement aux gardes nationales en activité ; c'est vouloir jeter son argent par les fenêtres. Je suis fâché que vous ayez fait faire des souliers parce qu'ils seront mauvais. Il y a en France beaucoup trop de commissaires des guerres.
Schoenbrunn, 13 décembre 1805
Au maréchal Davout
Envoyez-moi, je vous prie, un détail plus circonstancié de tout ce que vous avez fait dans la bataille d'Austerlitz. Dites-moi les choses au vrai et tout ce qui s'est passé. Faites-moi connaître aussi si la division Klein a fait quelque chose.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
Au prince Eugène
Mon Cousin, témoignez ma satisfaction au Conseil d'État et à la municipalité de Milan sur les lettres qu'ils m'ont écrites. Vous avez déjà reçu les dispositions que j'ai faites, il y a peu de jours, à Brünn. Vos gardes nationales vous seront utiles pour garder le corps d'observation qui est devant Venise. D'après les renseignements que je reçois, l'ennemi n'a pas débarqué à Naples plus de 15,000 hommes. Vous commandez seul dans tout mon royaume d'Italie et dans l'État de Venise.
Il faut laisser lever les contributions, les faire verser dans les caisses, et les tenir à ma disposition.
Le corps de Masséna, qui fait le 8e corps de la Grande Armée, doit se nourrir en Carinthie, en Styrie et dans le comté de Goritz.
Vous trouverez ci-joint un décret qui nomme M. Brème mon ministre de l'intérieur; vous me ferez connaître ce que je dois faire pour M. Felici.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
Au maréchal Masséna, commandant le 8e corps de la Grande Armée
Mon Cousin, je vous ai fait connaître mes intentions pour l'organisation de mes armées de Naples et d'Italie. Vous faites le 8e corps de la Grande Armée. Mon intention est de vous appeler à Vienne. Mettez-vous donc en communication avec Marmont par Graz. Envoyez-moi tous les jours un officier de votre état-major. Le prince Charles est en Hongrie et fort près de Vienne. Aux premières hostilités il marcherait sur cette ville; faites vos dispositions pour être en état de vous en approcher en peu de marches, au premier ordre. Vos équipages et tous vos embarras seront en sûreté à Palmanova.
Schönbrunn, 13 décembre 1805
A Joseph
J'ai lieu d'être surpris que vous ayez tiré des mandats sur un préposé de ma liste civile. Je ne veux rien donner à Jérôme au delà de sa pension; elle lui est plus que suffisante, et plus considérable que celle d'aucun prince de l'Europe.
Mon intention bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes, si cette pension ne lui suffit pas. Qu'ai-je besoin des folies qu'on fait pour lui à Brest ? C'est de la gloire qu'il lui faut et non des honneurs.
Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme, pour ne me donner que des dérangements et n'être bon à rien à mon système.
Schönbrunn, 14 décembre 1805
ORDRE DU JOUR
La paix se traite; un armistice est convenu; l'armée ne doit pas y contrevenir.
On doit profiter de l'armistice pour faire confectionner des capotes, se procurer des souliers, mettre en ordre les ambulances, compléter l'armement, et notamment les baïonnettes, dont il manque un grande quantité.
Le génie doit organiser ses caissons d'outils, afin qu'on soit en état d'entreprendre des ouvrages de campagne.
Généraux commandant les corps d'armée et les divisions, colonels, ordonnateurs, généraux d'artillerie et du génie, tous doivent se tenir prêts à reprendre les armes, et personne ne doit se permettre des opérations qui pourraient retarder de deux heures de marches et les manœuvres de guerre.
L'Empereur recommande également aux généraux de cavalerie la plus grande vigilance dans leurs cantonnements.
La confiance ne doit jamais être aveugle. On nous a prouvé tant de fois qu'on voulait endormir notre surveillance par des propositions de paix, qu'on ne doit jamais s'y livrer aveuglément.
Les généraux, surtout les généraux d'artillerie, ne doivent faire aucune disposition qui tendrait à priver les divisions de leur artillerie ou qui les empêcherait d'être mobiles.
L'intention de l'Empereur est que les grands et les petits dépôt des régiments de cavalerie soient cantonnés avec leurs régiment pendant le temps de leur armistice; que les hommes à pied rejoignent leurs régiments, et qu'on remonte le plus possible de dragons, sans faire attention à la taille des chevaux, ni même à l'espèce de selle qu'on pourra se procurer.
Les commandants des provinces sont autorisés à procurer autant de chevaux qu'ils pourront aux dragons, et les colonels à en acheter. Il leur sera, à cet effet, fourni des fonds, sur leur demande à 1'intendant général.
Jusqu'à la paix, l'armistice ne doit être considéré que comme un moment de repos et un moyen de se préparer à de nouveaux combats.
Schönbrunn, 14 décembre 1805
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, je reçois votre lettre du 22 frimaire. Je vois que la paix ne sera pas encore signée la semaine prochaine; je n'en suis point fâché; la question se complique, comme vous allez l'apprendre par ma conférence d'aujourd'hui avec M. de Haugwitz. Ce Ministre m'a déclaré qu'il était prêt à signer avec moi un traité par lequel le roi de Prusse ne se mêlerait point des affaires d'Italie, reconnaîtrait le Tyrol à la Bavière, donnerait Anspach à la Bavière ou à tout autre, si on voulait lui donner le Hanovre, et contracterait avec la France telle espèce d'alliance que je jugerais convenable. Votre lettre reçue, je vais charger Duroc de conférer avec lui; je ferai signer dans la nuit, si je m'arrange. Sûr de la Prusse, l'Autriche en passera par où je voudrai. Je ferai également prononcer la Prusse contre l'Angleterre.
Quant à vous, continuez à beaucoup parler et ne concluez rien sans mon ordre. Dites que je ne fais aucun cas de Venise sans la Dalmatie; qu'ils font rétrograder la négociation en refusant des choses déjà accordées. Je ne me désisterai point des contributions, et dites-leur que partout je les mets en recouvrement; préparez seulement le changement en disant à M. de Liechtenstein qu'il est bien fâcheux qu'on n'ait pas signé; que ces retardements leur seront probablement funestes. Au reste, une fois tranquille sur la Prusse, il n'est plus question de Naples; je ne veux point que l'empereur s'en mêle, et je veux enfin châtier cette coquine. Je dois aussi vous prévenir que, en cas que je finisse avec Haugwitz, je veux prolonger jusqu'à la ratification de Berlin, c'est-à-dire treize ou quatorze jours.
Schönbrunn, 14 décembre 1805
36e BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
Ce sera un recueil de grand intérêt que celui des traits de bravoure qui ont illustré la Grande Armée.
Un carabinier du 10e régiment d'infanterie légère a le bras gauche emporté par un boulet de canon : Aide-moi, dit-il à son camarade, à ôter mon sac, et cours me venger. Je n'ai pas besoin d'autre secours. Il met ensuite son sac sur son bras droit et marche seul vers l'ambulance.
Le général Thiebault, dangereusement blessé, était transporté par quatre prisonniers russes. Six Français blessés l'aperçoivent, chassent les Russes et saisissent le brancard, en disant : C'est à nous seuls qu'appartient l'honneur de porter un général français blessé.
Le général Valhubert a la cuisse emportée d'un coup de canon; quatre soldats se présentent pour l'enlever : Souvenez-vous de l'ordre du jour, leur dit-il d'une voix de tonnerre, et serrez les rangs. Si vous revenez vainqueurs, on me relèvera après la bataille; si vous êtes vaincus, je n'attache plus de prix à la vie.
Ce général est le seul dont on ait à regretter la perte; tous les autres généraux blessés sont en pleine guérison.
Les bataillons des tirailleurs du Pô et des tirailleurs corses se sont bravement comportés dans la défense du village de Sokolnitz. Le colonel Franceschi, avec le 8e de hussards, s'est fait remarquer par son courage et sa bonne conduite.
On a fait écouler l'eau du lac sur lequel de nombreux corps russes s'étaient enfuis le jour de la bataille d'Austerlitz, et l'on a retiré quarante pièces de canon russes et une grande quantité cadavres.
L'Empereur est arrivé ici avant-hier, 21 (12 décembre), à dix heures du soir. Il a reçu hier la députation des maires de Paris, qui lui ont été présentés par S. A. S. le prince Murat.
M. Dupont, maire du 7e arrondissement, a porté la parole.
S. M. l'Empereur a répondu qu'il voyait avec plaisir la députation des maires de Paris; que, quoiqu'il les reçût dans le palais de Marie Thérèse, le jour où il se retrouverait au milieu de son bon peuple de Paris serait pour lui un jour de fête; qu'ils avaient été à portée de voir les malheurs de la guerre et d'apprendre, par le triste spectacle dont leurs regards ont été frappés, que tous les Français doivent considérer comme salutaire et sacrée la loi de la conscription, s'ils ne veulent pas que quelque jour leurs habitations soient dévastées et le beau territoire de la France livré, ainsi que l'Autriche et la Moravie, aux ravages des barbares; que, dans leurs rapports avec la bourgeoisie de Vienne, ils ont pu s'assurer qu'elle-même apprécie la justice de notre cause et la funeste influence de l'Angleterre et de quelques hommes corrompus. Il a ajouté qu'il veut la paix, mais une paix qui assure le bien-être du peuple francais, dont le bonheur, le commerce et l'industrie sont constamment entravés par l'insatiable avidité de l'Angleterre.
Sa Majesté a ensuite fait connaître aux députés qu'elle était dans l'intention de faire hommage à la cathédrale de Paris des drapeaux conquis sur les Russes le jour anniversaire de son couronnement, et de leur confier ces trophées pour les porter au cardinal-archevêque.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
Au prince Joseph
Mon Frère, je reçois votre lettre du 16 (7 décembre). Je n'ai point coutume de régler ma politique sur les rumeurs de Paris, et je suis fâché que vous soyez toujours assez faible pour y attacher tant d'importance. Mon peuple s'est bien trouvé, dans toutes les circonstances, de s'en fier à moi et la question est aujourd'hui trop compliquée pour qu'un bourgeois de Paris puisse la connaître. Je vous ai fait connaître que je désapprouvais l'éclat que vous avez donné à la nouvelle de l'arrivée des deux plénipotentiaires autrichiens; je blâme également les articles que le Journal de Paris ne cesse de publier, et qui sont tous des plus sots et du plus mauvais goût. Je ferai la paix lorsque je croirai de l'intérêt de mon peuple de la faire, et les criailleries de quelques intrigants ne l'accéléreront ni ne la retarderont d'une heure. Mon peuple sera toujours unanime quand il saura que je suis content, parce qu'il sentira que c'est la marque que ses intérêts sont à couvert. Le temps où il délibérait dans les sections est passé. La bataille d'Austerlitz aura couvert de ridicule ce grand éclat que je n'avais pas ordonné, et je donnerai, s'il le faut, encore plus d'une bataille pour arriver à une paix qui me donne une garantie. Je ne donne rien au hasard; ce que je dis, je le fais toujours, ou je meurs. Vous verrez que la paix, tout avantageuse que je pourrai la faire, sera jugée désavantageuse par ces mêmes personnages qui la demandent tant, parce que ce sont des sots et des ignorants qui n'y peuvent rien connaître. Il est bien ridicule qu'ils ne cessent de répéter qu'on désire la paix, comme si la paix voulait dire quelque chose; ce sont les conditions qui font tout. J'ai lu l'extrait de la lettre de Fesch; il ne sait ce qu'il dit, ni M. Alquier non plus, quand ils parlent d'un débarquement de 8,000 cavaliers autrichiens; comme si l'on pouvait embarquer si facilement 8,000 hommes de cavalerie.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
A M. Barbé-Marbois
Si vous avez eu des comptes satisfaisants à me rendre pendant quatre ans, c'est que vous avez suivit ce que je vous ai dit : mes finances sont dans une situation critique, parce que, depuis quatre mois, vous vous en êtes écarté. Il n'y a aucun de vos embarras que je n'aie prévu, même ceux de la Banque. Vous êtes un très-honnête homme, mais je ne puis ne pas croire que vous êtes entouré de fripons. Au reste je serai dans peu dans ma capitale, et j'arrangerai mes affaires. En attendant, restreignez-vous dans les attributions votre ministère; vous n'avez point le droit de donner un sous sur une ordonnance du ministre, et le ministre ne peut ordonnancer que sur le crédit que je lui ai accordé. Je ne sais comment vous avez pu méconnaître ce principe et changer la destination d'aucune somme; d'ailleurs le monde périrait, vous n'avez pas le droit de sortir de vos attributions.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
Au roi de Prusse
Monsieur mon Frère, j'ai vu M. le comte de Haugwitz; je l'ai longtemps entretenu de mes sentiments, de mes projets et de mes vues. Il a lu dans mon cœur; il m'a vu à nu. C'était une situation nouvelle pour lui d'avoir eu à se plaindre de Votre Majesté, qu'il n'a pu se couvrir d'aucun artifice. Je désire fort que M. le comte Haugwitz ne cache rien à Votre Majesté de tout ce que je lui ai dit et, si elle a à se plaindre de quelque chose, je me flatte qu'elle verra que, si elle avait été pour moi un simple personnage de politique, mon cœur n'eût pas été aussi sensiblement affecté. M. le comte Haugwitz est porteur d'un traité où Votre Majesté jugera que rien n'a pu me faire oublier six ans d'amitié, et surtout la preuve qu'elle m'a donnée de l'intérêt qu'elle me portait, ayant été la première à reconnaître ma dynastie. Il ne tiendra qu'à Votre Majesté que je sois constamment le même pour elle. Si elle veut, par la pensée, se placer exactement dans ma position, et apprécier ce que dans cette circonstance j'ai fait pour l'amour d'elle, elle se convaincra de toute la vérité de mes sentiments. Un des plus grands bienfaits que je veux devoir aux succès que j'ai obtenus , c'est de reconnaître qu'ils m'ont mis au-dessus des préjugés ordinaires et dans le cas de ne consulter que mon cœur et cette tendre amitié que je lui ai vouée depuis longtemps. Il m'a été bien pénible de penser un instant que nos ennemis communs me l'avaient fait perdre; mais je sens aujourd'hui que, dans quelque situation que la politique place désormais nos couronnes, il n'appartient plus à moi de ne pas me livrer à un sentiment qui m'a constamment guidé dans tant de circonstances importantes.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, vous trouverez ci-joint copie du traité que j'ai conclu avec M. de Haugwitz. Mon intention est de régler en conséquence les conditions de l'Autriche. Rédigez un projet de traité qui donne à la Bavière tout ce que nous lui garantissons par le traité avec la Prusse. Laissez-moi la latitude de deux mois pour évacuer. Je tiens aux contributions, qui sont partout en recouvrement. Ce traité rédigé, vous me renverrez pour que je l'approuve, et ensuite vous le communiquerez aux ministres autrichiens, en les assurant que je n'y changerai pas un mot; qu'ils peuvent prendre leur parti, faire la paix ou la guerre; que je sais qu'ils font des démarches pour remuer la Prusse; que par ces démarches je me trouve dégagé. C'est la seule manière de traiter avec ces gens-là.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
Au général Dejean
Je suis fort surpris que vous ayez pris sur vous de suspendre le départ des chevaux destinés à la Grande Armée, et de donner le conseil au prince Louis de les envoyer à l'armée du Nord; vous n'avez point ce droit. Depuis longtemps il me semble que tout le monde manœuvre pour que la Grande Armée soit au dépourvu. Je parle du nord comme du midi. Ce n'est pas en Hollande qu'il manque des chevaux, et il y a un matériel d'artillerie immense à Boulogne.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
Au maréchal Ney
Je reçois votre lettre du 19 frimaire. Je conçois vos regrets de ne vous être pas trouvé à la bataille. J'en ai éprouvé aussi, me souvenant de votre belle conduite à Elchingen, que vous ne vous soyez pas trouvé à un événement aussi mémorable. Vous ne pouviez être partout. Vous avez très-bien fait dans le Tyrol. Reposez votre armée; aussitôt que vous aurez atteint votre destination, occupez vous à l'organiser, à lui procurer des capotes et des souliers, et à mettre au courant sa solde. Réunissez votre cavalerie; rassemblez vos petits dépôts, et tâchez de l'accroître et de la mettre en bon état. On traite de la paix; mais rien n'est encore signé. Les Russes sont en marche; mais, si d'autres ennemis nous menacent, je me servirai de votre corps d'armée à l'avant-garde. Donnez-lui-en l'assurance; il ne peut douter du cas que je fais de vos troupes. J'ai fait reposer la division Dupont à Vienne, où elle est depuis un mois. Vous ne correspondez pas assez souvent avec le quartier général. Il faut y avoir constamment un officier.
Schönbrunn, 15 décembre 1805
Au général Songis
Ne calculez point sur l'armistice; ne donnez aucun ordre qui fasse qu'au 24 (24 décembre) je ne puisse livrer bataille. Complétez l'organisation des corps de l'armée. Celui du maréchal Davout n'a pas assez d'artillerie. Complétez les approvisionnements de toute espèce. L'expérience a prouvé que mes mouvements sont imprévus. Faites-moi connaître mes ressources en cartouches d'infanterie et de canon, depuis Augsbourg jusqu'à Brünn, afin que je voie si les dépôts sont convenablement placés. Ne regardez pas la guerre comme finie. N'employez point trop de chevaux d'artillerie à l'évacuation de l'artillerie de Vienne; faites, pour cet objet, des marchés. A la dernière bataille, je n'ai pas eu assez d'artillerie. Visitez l'artillerie des corps d'armée à votre portée. Faites-vous-en rendre compte par les généraux, afin de pouvoir m'en donner un état général et de prendre les mesures pour que tout soit en bon état.