Chapitre Premier
On attendait monts et merveilles du vainqueur d'Ambach, de Stockach, de Caldiero, etc, à qui on avait enfin, comme le souhaitaient tous les patriotes, confié le commandement en chef de l'armée. L'archiduc Charles, au passé glorieux, était aimé des guerriers, dont il savait électriser l'esprit par ses paroles et ses actes. Tous les partis, toutes les nuances de la société semblaient maintenant unis dans la haine de l'arrogance du souverain français. Jeunes et vieux partageaient ce sentiment. La Cour et la noblesse, les bourgeois et les paysans, les fonctionnaires, les savants et les soldats, tous étaient animés de l'ardent désir de prouver que l'Autriche, après avoir subi tant de malheurs, n'était pas encore asservie ; chacun voulait contribuer à effacer la honte de Marengo, et de Hohenlinden, d'Ulm et d'Austerlitz.
Les dés furent enfin jetés. Le 6 avril 1809, l'archiduc Charles, le 8 du même mois, l'empereur François, quittèrent Vienne pour se rendre à l'armée qui les attendait sur pied de guerre, à la frontière bavaroise. Quand parvinrent les premiers bulletins annonçant la libération du Tyrol et la victoire de l'archiduc Jean à Sacile sur le vice-roi Beauharnais, l'excitation grandit d'heure en heure ; elle culmina avec la nouvelle que le terrible empereur Napoléon avait lui-même été totalement vaincu dans une grande bataille. Vienne fut dans l'ivresse de la joie. La population ne quittait pas les rues du petit matin jusqu'à la nuit. Chacun avait quelque chose à dire et voulait exprimer la force de ses sentiments.
La déception fut affreuse ! Une fâcheuse nouvelle en précédait une autre. Le 25, on sut que cette fois encore le Dieu de la guerre n'était pas favorable à la valeureuse armée autrichienne, et peu de jours plus tard, il s'avéra que la ville impériale allait à nouveau recevoir la visite de l'ennemi. Mon père résolut de ne pas suivre l'exemple de la plupart de ses amis et connaissances, et de ne pas fuir, mais d'attendre à Vienne la suite des événements.
On construisit en toute hâte des retranchements sur le Danube, sur le bastion et en plusieurs endroits. Le 8 mai, je vis le retour des premiers combattants blessés, uhlans et miliciens, et le 9, les régiments du corps d'armée de Hiller, particulièrement aimés des Viennois et qui s'étaient couverts de gloire au cours de la retraite qui suivit les sanglantes rencontres de Neumarkt et d'Ebelsberg, prirent position sur l'enceinte de la ville intérieure.
C'est dans la matinée du 10 mai que se firent entendre les premiers coups de canon sur le bastion. "Voici les Français"! s'écriait-on de toutes parts. L'ennemi avait occupé Mariahilfe et ses faubourgs et dès qu'un petit homme en bleu se montrait sur la première ligne du glacis, les canons de l'enceinte se mettaient à tonner et lançaient leurs projectiles sur les envahisseurs détestés. Un officier français de l'état-major, Lagrange, bien connu à Vienne pour avoir fait partie de la suite de l'ambassadeur Andréossy, ne tarda pas à s'approcher avec quelques combattants, de la porte de la Burg. Il fut encerclé par le peuple armé, arraché de son cheval par un ouvrier, et conduit, blessé, dans la ville tandis que le ferblantier, auteur de cette violence, y entra, victorieusement monté sur le cheval dont il avait arraché l'officier ennemi. On prétendit que le trompette qui accompagnait le détachement français, se trouvait en queue, de sorte que l'on ne pouvait savoir qu'il s'agissait d'une manœuvre pacifique. Une excuse est bien vite trouvée ! On pouvait s'étonner que le désordre et la violence ne régnassent pas partout, car sur toutes les places et les rues, on voyait des gens excités au plus haut point. Jeunes et vieux, et même les plus pacifiques, devaient avoir les armes à la main. Les cris et les chants des hordes enivrées retentissaient partout.
Les 10 et 11 mai, j'allais souvent avec mon père et mon précepteur dans les rues de la ville ; je vis la milice enivrée et l'entrée des régiments du corps de Hiller et je regardai, du haut de la tour des Écossais, les troupes amies et ennemies, qui entouraient la ville. On voyait les canons autrichiens tirer fréquemment du Danube et de l'enceinte.
Le 11, à neuf heures du soir, au moment où j'allais m'attabler pour dîner avec mes cousines, commença le bombardement de la ville qui nous terrifia. Immédiatement après les premiers coups de feu, nous entendîmes le bruit caractéristique de l'éclatement des obus. Aucune fenêtre de notre grande maison ne résista aux secousses. Le tonnerre des canons, l'éclatement des boulets, le bris des vitres et de nombreuses tuiles, produisait un vacarme qui n'agissait pas que sur les nerfs des femmes et des enfants. Mes parents, mes tantes et quelques amis en visite se réfugièrent dans mes chambres, les seules qui fussent voûtées dans notre maison et offrant de ce fait le plus de sécurité apparente. Une maison voisine de la nôtre, celle de notre cousin, le comte Johann Palffy, ne tarda pas à flamber. L'ennemi dirigeait son tir sur les points où des incendies s'étaient déclarés, de sorte que notre paisible Wallnerstrasse en souffrit particulièrement.
Plus de trente
obus touchèrent notre maison, huit percèrent le toit. Les boulets enflammés
passaient constamment dans le ciel nocturne. Heureusement que mon père avait
pu, par hasard, apprendre qu'un bombardement aurait probablement lieu; il put
donc prendre des mesures appropriées. Son intendant, Justinius, ancien chef
palefrenier, auteur d'un ouvrage d'hippologie réputé, était un homme très énergique
qui avait, ce soir-là, fortifié son courage par la dégustation de deux
bouteilles de jus de la treille. Il prit les dispositions les plus sévères.
Chaque serviteur fut assigné à un poste qu'il ne devait quitter sous peine de
punition ; on jetait immédiatement des couvertures mouillées et des matelas
humides sur les obus tombés dans la maison et sur tout ce qui fumait, ce qui
empêcha l'incendie. Minuit était passé quand des cris se firent entendre dans
la rue et on cogna fortement à notre porte.
On croyait que l'ennemi était dans la place et que le pillage allait commencer
; mais ce n'était qu'une réquisition de personnes pour éteindre les
incendies, qui augmentaient dans les places et les rues voisines. Je m'étais
endormi entre temps sur mon canapé, malgré le vacarme. Vers quatre heures du
matin, un des derniers coups de ce feu qui durait depuis sept heures, m'éveilla;
un obus avait percé la coupole qui éclairait un escalier à vis, proche de mes
chambres et aboutissant à la toiture.
L'esprit
belliqueux des bons Viennois était, le 12 mai, passablement éteint. Dans les
ruelles remplies de débris de tuiles, de vitres et d'obus, que je parcourus
avec mon père, on n'entendait plus le bruit des armes, plus de cris de guerre
et plus une chanson allègre. La ville avait soudain changé d'aspect. On ne
voyait que des personnes mornes, isolées et sans armes, qui contemplaient
tristement les
dégâts causés par le bombardement ennemi. Ce n'était qu'aux endroits où les
projectiles avaient provoqué un incendie que l'on percevait plus d'animation et
de bruit. Chaque passant devait participer à l'extinction des charpentes qui brûlaient
encore, et les récalcitrants étaient forcés sans ménagements, de s'y mettre.
Dans le courant de la journée, nous reçûmes peu à peu des nouvelles sûres concernant les événements de la nuit et du matin suivant. Napoléon avait déjà, l'après-midi précédente, envoyé à l'archiduc Maximilien d'Este, frère de l'Impératrice, responsable de la défense de la ville, une sommation de rendre la ville, faute de quoi elle serait bombardée ; le chef de l'armée ennemie rendait notre commandant responsable du désastre qui pouvait survenir. L'archiduc renvoya la missive par le général O'Reilly, sans réponse et sans l'avoir ouverte. Toutefois, bien que la sommation écrite du bombardement n'eût pas été lue, le commandant en avait été avisé avec certitude. En dépit de sa pompeuse proclamation, il s'empressa de prendre une fuite éperdue, en abandonnant la ville à son destin. Les tristes preuves d'absence de sang-froid et de précautions ne manquent pas. Si l'on avait prévenu les propriétaires et les habitants de l'imminence de l'attaque, il n'y aurait guère eu de maisons brûlées.
Une épouvantable
amnésie frappa les principaux chefs militaires. Ils oublièrent que dans les
couloirs du palais impérial, on avait entreposé de très nombreux tonneaux de
poudre ; un obus aurait, en éclatant, pu faire sauter toute la Hofburg. Ils
oublièrent, même lors de leur fuite si hâtive, douze généraux qui n'étaient
au courant de rien, et furent ainsi faits prisonniers. Ils oublièrent des
provisions, des hommes, de l'argent, sauf leur propre sécurité. Il ne leur
vint pas à l'idée de faire occuper la ligne de retraite, les faubourgs du
Prater. Les voltigeurs de Masséna venant du Semmering passèrent aussitôt le
petit bras du Danube, s'emparèrent sans rencontrer de résistance, du pavillon
de plaisance du Prater, menaçant ainsi la liaison avec la rive gauche du
Danube. On ne s'aperçut du danger que trop tard. Les Français étaient maîtres
du passage dès huit heures du soir. La nuit était déjà tombée quand, par
ordre de l'archiduc, deux bataillons de grenadiers voulurent prendre position
dans le pavillon. Tout semblait y être calme et sans vie. Mais en un instant
jaillit le feu, quinze canons lancèrent une grêle de mitraille sur la masse
compacte des grenadiers qui les foudroya. En un clin d'œil, la belle allée de
marronniers qui mène au pavillon de plaisance, fut couverte de cadavres et de
mourants.
L'archiduc Max brûla derrière lui les trois ponts du Tabor. Vienne qui devait se défendre jusqu'à l'arrivée de l'archiduc Charles, qu'on attendait avec l'armée principale de jour en jour, d'heure en heure, comme le sauveur, Vienne fut donc livrée à l'ennemi ! Car même le comte Chotek, chef suprême de toute l'autorité civile, avait pris la fuite, en abandonnant tous ses subordonnés. Le président comte Bissingen et le Landmarschall comte Dietrichstein, raisonnable mais timide, n'étaient pas capables de résister à la pression des événements.
Vers huit heures du matin, une députation s'était dirigée vers Schönbrunn, afin d'ouvrir au vainqueur qui y résidait, les portes de la ville impériale. Le vieux prince-archevêque Hohenwart se tenait à la tête des envoyés ; à ses côtés se trouvaient les prélats de Klosterneuburg et des Schotten, le gros maréchal du Palais, le comte Dietrichstein, et parmi les délégués permanents de la Basse-Autriche, le vieux comte Veterani, les seigneurs de Bartenstein, Haan et Mayenburg, le commandant de la ville baron Lederer, le maire Wohlleben et plusieurs magistrats, nains effarouchés rampant vers le puissant géant. Celui-ci réserva à ces hommes pacifiques un accueil inattendu par sa bienveillance et sa cordialité. Seul, le vieil archevêque fut abordé avec rudesse ; Napoléon dit au vieillard tremblant que le temps était venu de punir les coupables ; qu'il savait fort bien que l'archevêque, quand il avait eu pour élève l'actuel empereur François, ne travaillait pas en faveur de la paix, comme devait le faire un pieux prêtre, un des chefs d'une église chrétienne, mais qu'il avait, oublieux de son devoir, favorisé la guerre. Les mots de Napoléon ne restèrent pas une vaine menace. Le pauvre archevêque fut, pendant tout le séjour des Français, très mal traité par eux, qui lui firent, ainsi qu'à ses biens, tout le mal possible. On signa, dans la soirée, à Schönbrunn, la capitulation de la ville.
Quand je parcourus à nouveau, dans la matinée du 13 mai, les rues avec mon précepteur, nous entendîmes un roulement de tambours bien plus bruyant et plus sauvage que celui auquel nous avaient habitué les troupes de notre patrie. A notre rencontre marchaient en provenance de la place de la cathédrale, deux régiments du corps d'Oudinot. Je vis avec le sentiment de la plus grande amertume, ces guerriers barbus, aux fiers regards, vêtus d'habits bleu foncé, aux revers jaunes ou rouges, portant des plumets rouges. Un vacarme se fit bientôt entendre dans notre maison, des officiers français se montrèrent : on voulait loger le maréchal Masséna chez nous. Comme ce fameux guerrier avait une très mauvaise réputation, mon père réussit à l'éviter et à partager une partie de sa maison, avec le général Savary, duc de Rovigo, qui, à cette époque, surtout depuis les événements de Bayonne, passait pour être un des favoris de Napoléon. Cet hôte, que nous n'avions pas invité, fut installé au second étage et dans la plus grande partie du troisième, où étaient les appartements de mon père et de mes deux tantes.
Savary était aide de camp de Napoléon, dont il était toujours prêt à exécuter chaque désir sans le moindre scrupule ; il était aussi le chef de la Gendarmerie de la Garde et de la Police secrète. Celle-ci était confiée au premier aide de camp du général, un Alsacien mal dégrossi de Colmar, Charles Schulmeister, un petit homme blondasse, large d'épaules et d'une étonnante figure de voyou, dont l'expression ne mentait pas. Celui-ci s'installa dans la chambre de ma dévote tante Marie et y ouvrit un bureau juste en face des chambres de mon excellente mère, qui fut tellement éprouvée par la vue constante de cet homme de mauvaise réputation et de ses affidés, que cette circonstance contribua à la maladie qui la retint alors couchée.
Le 17 mai, le général O'Reilly vint chez nous ; il était un des douze généraux que l'on avait oubliés lors de la fuite précipitée et qui fut ainsi fait prisonnier par les Français. Il nous raconta que ceux-ci avait plusieurs fois tenté de franchir de nuit le Danube et les îles mais que les Autrichiens les repoussèrent constamment. Ce même jour, je fis aussi la connaissance de notre hôte, le duc de Rovigo, un grand et bel homme aux yeux noirs et étincelants. Il se comporta toujours avec la plus grande politesse, plein d'attentions pour nous, tout en laissant paraître le parvenu, qui cherche à se faire valoir par des choses sans importance. Ses visites étaient presque quotidiennes ; surtout vers la fin de son séjour, il passait la plupart de ses soirées dans le salon de mes parents. Un de ses premiers propos fut de leur demander : "Avez-vous lu Cevallos ? Il s'agissait d'une publication alors très connue, de l'Espagnol Pedro Cevallos, critiquant fortement la façon dont Napoléon avait traité la famille royale d'Espagne. A leur réponse affirmative, il répliqua: Il y a beaucoup de vrai dans son livre ; mais ce Monsieur Cevallos est pourtant un coquin -, il a servi aux deux partis, à nous et à nos ennemis ! Pour ma personne, que voulez-vous que j'aurais dû faire ? Il fallait faire marcher le roi, il ne voulait pas, eh bien, je lui ai dit : Marchez ! et il s'en est allé".
Ayant un jour vu Laxenburg avec son maître, Savary ne parvenait qu'avec peine à exprimer sa surprise devant une si piètre demeure impériale. Se tournant vers mon père, le duc lui dit fièrement "Nous autres grand seigneurs qui ont plus de cent mille francs de rente, nous serions certainement très mécontents d'avoir un si misérable château".
J'eus de fréquentes relations avec un de ses aides de camp ; Monsieur Renould, un homme maigre et pâle, qui n'était pas militaire, mais médecin et dirigeait en cette capacité, les hôpitaux militaires français. Renould passait la plupart de ses soirées chez nous et était particulièrement aimable et empressé. Je devais jouer aux échecs presque chaque jour avec lui et comme il s'occupait bien plus de la conversation que de la partie, je gagnais souvent malgré mon peu d'expérience, ce dont il ne se souciait pas. Tout en faisant semblant de s'occuper de moi, il écoutait et observait à la dérobée.
Une de nos principales occupations consistait à monter dans les tours et sur les toits des maisons les plus hautes et d'observer les positions de nos chers amis sur l'autre rive du Danube, au moyen de l'excellent télescope de Ramsden que mon père avait rapporté de Londres. C'est avec un sentiment de joie mélancolique et attendrie que, dans la soirée du 17 mal, nous vîmes, de notre observatoire, d'innombrables feux de bivouac de l'armée autrichienne sur l'horizon Nord des hauteurs de Stammersdorf et du Bisamberg. Comme nous l'apprîmes plus tard de divers témoins oculaires, l'archiduc Charles s'était retiré derrière la frontière de la Bohème, après les combats malheureux près de Ratisbonne, où une partie de l'armée se fit battre après l'autre. Le prince Jean de Liechtenstein avait couvert la retraite à Stadt am Hof et s'était distingué, selon sa coutume, par son extraordinaire témérité. Deux autres membres de l'illustre Maison de Liechtenstein, les généraux Moritz et Aloïs, cousins du prince Jean et d'un courage égal au sien, avaient pris part à ces combats sanglants. Quand l'un, grièvement blessé, dut quitter le champ de bataille, l'autre prit sa place. Celui-ci ne tarda pas, à son tour, à recevoir une balle qui le tint longtemps alité. On amena les deux frères en bateau jusqu'à Vienne, où ils parvinrent avant les ennemis. Les Français vainqueurs honorèrent le courage de leurs adversaires malheureux et les traitèrent avec les plus grands égards.
L'archiduc Charles, après avoir confié au prince Jean le commandement de toute la cavalerie, marcha par petites étapes et heureusement sans être poursuivi, vers Klattau et Strakonitz. L'armée reçut à Wodnian et à Frauenberg de notables renforts qui portèrent bientôt ses effectifs à environ cent mille hommes.
Le 18 mai se répandirent d'heureuses nouvelles, qui hélas étaient toutes sans aucun fondement.
Mais dans la soirée, nous apprîmes que Napoléon avait déplacé son quartier général de Schönbrunn à Kaiser-Ebersdorf. C'était donc par là que l'on allait s'efforcer de passer le Danube. Le 19, les rues de la ville semblèrent encore plus désertes que d'habitude. On ne voyait presque pas de guerriers ennemis, ce qui nous fit plaisir mais qui n'était que la conséquence d'une plus grande concentration de l'armée. Toutefois, dans l'après-midi, alors que nous voulions aller dans le jardin de Liechtenstein, nous rencontrâmes toute la division Friant qui passait en fanfare.
Le 20, étant sur le bastion, nous entendîmes une forte canonnade dirigée vers Klosterneuburg ainsi que vers Ebersdorf. On racontait que la tentative française de passer le fleuve avait manqué, tandis que se confirmait la rumeur que l'archiduc Charles avait franchi le Danube à Theben avec soixante mille hommes, et accourait pour nous délivrer. Notre cher hôte Savary était très excité. Justin, le maître d'hôtel de mon père, qui se trouvait souvent parmi nos hôtes, entendit le général maudire la mansuétude du gouverneur Andréossy, qu'il (Savary) détestait. En effet, les Français avaient fait prisonniers quelques miliciens qu'ils traînaient à travers les faubourgs. Quelques gens du peuple se jetèrent furieusement sur l'escorte française, la désarma et voulait libérer les prisonniers. D'autres français accoururent et dispersèrent la foule. Savary ne comprenait pas que l'on n'ait pas tout de suite fusillé toute la canaille et que l'on n'ait pas encore prononcé une sentence sanglante. Quelques autres membres de la Landwehr furent découverts par l'ennemi à Döbling. Un de ceux-ci avait été caché par un parent dans sa maison. Savary, le chef de la Police française, l'apprit et menaça de faire fusiller immédiatement toute la famille si on ne livrait pas dans l'instant même le milicien. Il fallut obéir. Le malheureux fut conduit en chemise dans le faubourg et fusillé.
Monsieur Sala, chef d'arrondissement, se promenait en voiture dans la Brigittenau. Il s'approcha d'un détachement de Français qui travaillaient aux fortifications. Quelques soldats qui avait probablement bu trop de jus de la treille, voulurent le forcer, lui et son serviteur, à travailler avec eux. Comme il refusait de le faire, un des Français plaça la pointe de son épée sur sa poitrine. Le comte para le coup avec son bras, mais un autre guerrier ennemi lui tira une balle de pistolet dans la tête, de sorte que le pauvre Sala tomba mort.
Nous rencontrâmes le 21 mai, dans le voisinage du marché aux farines, un cavalier assez corpulent, au visage rond, tout couvert de poussière. Une suite nombreuse l'accompagnait. Un aide de camp nous demanda la direction du palais Schwarzenberg. C'était le maréchal Davout, duc d'Auerstaedt, qui nous remercia très aimablement de l'avoir logé dans notre maison en 1805. Dans l'après-midi de ce même 21 mai, la canonnade devint effrayante. Tous se rassemblèrent sur le bastion, et aux portes de Carinthie et de Stuben, pour regarder avec crainte et émotion, les colonnes montantes de fumée. Le sol tremblait, le grondement des canons ne cessait pas. L'énorme fumée empêchait que des tours, on pût voir le champ de bataille.
Dans la matinée du 22, se répandit la rumeur d'une victoire, mais Monsieur Renould, l'aide de camp de Savary, revint du champ de bataille annonçant que rien n'était encore décidé. La terrifiante canonnade dura toute la journée, ainsi que l'angoissante incertitude. Au début de la journée du 23, on pouvait conclure, d'après le comportement et la mine inquiète de nos hôtes forcés, que les choses n'allaient pas bien pour eux. Rien de certain ne pouvait se savoir. Je montai avant une heure avec mon précepteur, dans la tour des Écossais. Comment décrire notre joie, notre jubilation, quand notre excellent télescope de Ramsden nous montra les colonnes blanches des troupes de notre patrie disposées devant la rive du Danube, dans le plus beau soleil ! Les Français avaient tous disparu, la fusillade avait cessé ; on voyait parfois la fumée de quelques canons tirant de l'île de Lobau. On ne pouvait plus douter d'une victoire totale l'invincible Napoléon était battu pour la première fois dans une bataille en pleine campagne ! Nous rentrâmes en hâte à la maison pour dire à nos parents, nos amis, nos connaissances, ce que nous avions vu. Quelle joyeuse journée ! Des nouvelles et des rumeurs circulèrent, comme toujours très mensongères. Nos Gaulois étaient muets et semblaient consternés. Dans l'après-midi nous rencontrâmes des transports de pauvres blessés. Quelle tristesse ! Bien que ce fussent des Français, ils n'éveillaient qu'une pitié générale.
Nous apprîmes, le 24, que le maréchal Masséna n'était pas mort, comme on l'avait dit, mais en grande détresse dans l'île de Lobau, sans provisions ni munitions, et coupé du reste de la grande armée. Du haut de la tour pleine de curieux de Maria-Stiegen, nous vîmes le pont construit par les Français sur le Danube ; il était complètement détruit et le corps de Davout à Simmering. Davout n'était plus capable de passer le fleuve et de prendre part aux combats. Personne ne travaillait à la réparation du pont, Masséna semblait perdu. On disait aussi que le maréchal Lannes était mort de ses blessures et que Napoléon aurait versé des larmes à son chevet.
Les Messieurs étrangers qui logeaient chez nous faisaient leurs malles. Au cours de la nuit les fourgons à bagages du duc de Rovigo étaient partis. À chaque instant, on s'attendait à voir paraître les vainqueurs et les sauveurs ; tantôt on disait que l'archiduc Charles était déjà en-deçà du Danube, tantôt que l'archiduc Jean s'approchait et venait de battre un corps ennemi à Wiener-Neustadt. Le 26 mai les Français mirent feu a un canon sur l'enceinte. On criait dans les rues : "Les Autrichiens arrivent ! Les Autrichiens ! " Mais les cris cessèrent bientôt. Les jours et les nuits se succédèrent et ceux que l'on attendait si ardemment ne parurent pas. La journée éternellement glorieuse pour l'armée de la patrie, celle où le patriotisme autrichien montra enfin sa valeur, ne porta pas de fruits...