CHAPITRE PREMIER
Années d'études (1773-1800)
Je naquis à Coblence en 1773; l'époque de ma jeunesse coïncida avec la dernière période qui précéda la révolution sociale en France et lui servit d'introduction. Fils d'un comte de l'Empire, élevé avec le plus grand soin dans la maison paternelle, je grandis sous l'influence du milieu où m'avait placé ma naissance, de la position officielle qu'occupait mon père à la Cour impériale, de la société française et de l'affaissement moral qui caractérisait les petits États allemands avant la tempête qui devait bientôt les emporter.
J'étais enfant à l'époque où régnait la méthode d'éducation facile et amusante de Basedow et de Campe. Mon premier gouverneur fut un vieux membre de la congrégation des Piaristes. J'étais dans ma neuvième année quand il mourut; il fut remplacé par un autre prêtre qui m'enseigna les humanités. Lorsque j'étais dans ma treizième année, mon père lui adjoignit un second gouverneur, nommé Frédéric Simon, né à Strasbourg, protestant, qui avait été attaché comme professeur au "Philanthropinon" de Basedow à Dessau, puis s'était associé avec un pasteur protestant, Schweighæuser, pour fonder une maison d'éducation en Alsace, et avait pris plus tard la direction d'un établissement semblable à Neuwied sur le Rhin.
Sous la direction de ces gouverneurs, je fis mes études classiques avec mon frère, plus jeune que moi d'un an et demi. Dans l'été de l'année 1788, nous fûmes envoyés à l'Université de Strasbourg.
À cette époque, l'Université de cette ville était en grand renom ; elle était fréquentée par beaucoup d'Allemands, qu'attirait la facilité d'apprendre en même temps l'allemand et le français. Lorsque j'arrivai dans cette ville, le jeune Napoléon Bonaparte venait de la quitter; il y avait fini ses études spéciales comme officier au régiment d'artillerie qui était en garnison à Strasbourg (La mémoire de Metternich l'a ici trahi : Bonaparte ne se trouvait pas à Strasbourg à cette date - cf Garros-Tulard - Itinéraire etc.). J'eus les mêmes professeurs de mathématiques et d'escrime que lui ; mais ces maîtres ne se rappelèrent le fait que quand ils virent le petit officier d'artillerie devenir successivement grand général, premier consul et empereur.
Lorsque je passai à Strasbourg, en 1806, je reçus la visite d'un M. Justet, maître d'armes, qui me dit :N'est-ce pas un singulier hasard qui m'a appelé à vous donner des leçons d'escrime, peu de temps après en avoir donné à Napoléon ? J'eîpère que mes élèves, l'Empereur des Français et l'ambassadeur d'Autriche à Paris, n'auront pas l'idée de se battre.
Pendant mon séjour à Strasbourg, je n'entendis jamais prononcer son nom. Le prince Maximilien de Deux-Ponts, qui devint plus tard le premier roi de Bavière, était à cette époque colonel-propriétaire du régiment de Royal-Alsace, alors en garnison à Strasbourg. Ma mère (NDLR. Marie-Béatrice, comtesse de Kagenegg (1775-1828), mariée en 1771 à François-Georges de Metternich-Winneburg.), qui était intimement liée avec les parents de sa femme, une princesse de Hesse-Darmstadt, m'avait recommandé à la surveillance du prince Maximilien. Il s'acquitta de cette tâche de la manière la plus affectueuse, et pendant toute la vie de ce prince, nos rapports furent empreints d'une parfaite cordialité, et je puis dire que souvent, dans les affaires publiques, ces relations ont produit d'heureux effets.
En 1790,,je quittai l'Université de Strasbourg;, sur l'invitation de mon père, qui m'avait appelé à Francfort pour assister au couronnement de l'Empereur Léopold. La Révolution française était à ses débuts. Je n'ai cessé d'assister à ses phases diverses; bientôt je devins son adversaire, et le restai toujours, sans me laisser jamais entraîner par son tourbillon. Je n'ai connu que trop de gens qui n'avaient pas assez de force de caractère pour résister au prestige de nouveautés et de théories que ma raison et ma conscience ont constamment rejetées comme ne pouvant se soutenir devant le tribunal du bon sens et du bon droit. Les erreurs dans lesquelles ces hommes sont tombés, je les attribue bien plus à la faiblesse de leur jugement qu'à l'influence du mauvais exemple.
Les occasions de me laisser entraîner par le torrent ne m'ont certes pas manqué. Entre les années 1787 et 1790, j'étais placé sous la direction d'un précepteur dont le nom est voué aux malédictions de l'Alsace. Pendant la période de la Terreur, il fut membre du tribunal révolutionnaire, que présidait Euloge Schneider, moine défroqué du diocèse de Cologne : Il a sa part de responsabilité dans les flots de sang que l'exécrable tribunal a fait couler dans cette malheureuse province. Je recevais mes leçons d'instruction religieuse d'un professeur de droit canon à l'Université de Strasbourg ; après avoir accepté la constitution civile du clergé, cet ecclésiastique fut nommé évêque de Strasbourg; plus tard, il abjura la religion et l'épiscopat, et, dans une orgie révolutionnaire, il brûla publiquement les insignes de ses fonctions. Toutefois je dois rendre à ces deux hommes cette justice, que jamais ils n'ont tenté de faire violence à mes opinions.
Mon précepteur se fit remarquer à Paris pendant la journée néfaste du 10 août 1792. C'est lui qui présidait le comité des Dix, que les bandits connus sous le nom de Marseillais avaient institué pour diriger les opérations de la journée. En 1806, je retrouvai cet homme à Paris; il enseignait alors la langue allemande au collège Louis-le-Grand; mais il perdit son emploi parce qu'il était mal noté auprès de Napoléon, ainsi que tous les ci-devant jacobins. Au retour des Bourbons, le duc d'Orléans le chargea d'enseigner l'allemand à ses enfants.
Les doctrines de ce jacobin et l'appel aux passions populaires m'inspirèrent une répulsion que l'âge et l'expérience n'ont fait qu'augmenter. Je suis convaincu que, même dans la position la plus humble, et à quelque époque que ce fût, je n'aurais jamais été accessible aux séductions auxquelles je voyais succomber tant de mes contemporains. Je dois toutefois reconnaître que l'exemple des aberrations auxquelles peuvent entraîner un esprit faux et la surexcitation des passions n'a pas été perdu pour moi; il a influé sur la marche de mon esprit et contribué à me préserver des erreurs où bien des gens ne sont tombés que parce qu'ils n'avaient pas le triste avantage d'avoir été témoins de ces atrocités.
Comme je l'ai déjà dit, je me rendis en 1790 à Francfort, où mon père remplissait les fonctions d'ambassadeur d'Autriche, afin d'assister au couronnement de l'Empereur Léopold. Je fus choisi par l'Ordre des comtes catholiques de Westphalie comme maître des cérémonies, et j'eus pour collègue, dans la fraction protestante de cet Ordre, le comte Frédéric de Solms-Laubach.
Je n'avais alors que dix-sept ans. Je fus très-flatté de la confiance qu'une corporation aussi illustre crut devoir m'accorder, car elle me chargeait de fonctions qui, vu leur importance, semblaient devoir être réservées à un homme d'un âge plus mûr.
Ce fut à Francfort que pour la première fois je vis de près l'archiduc qui dans la suite devint empereur d'Allemagne sous le nom de François II, et plus tard empereur d'Autriche sous le nom de François Ier. Il avait cinq ans de plus que moi, et venait d'épouser en secondes noces une princesse napolitaine. A l'occasion du couronnement, je fis également la connaissance de beaucoup de personnages marquants, soit de la Cour impériale , soit de la haute société de Vienne. Bien que fils d'un représentant de l'Empereur, je n'avais pas encore été en Autriche. Le seul point des États héréditaires où j'eusse mis les pieds, c'était la terre de Koenigswart, où j'avais fait, en 1786, un séjour abrégé par la mort de Frédéric II. Cet événement rappela mon père à son poste de ministre plénipotentiaire de l'Empereur près les trois Cours électorales du Rhin et du cercle de Westphalie.
Le couronnement d'un Empereur romain à Francfort était certainement un des spectacles les plus grandioses et les plus magnifiques qu'on pût voir. Tout, jusqu'aux moindres détails, parlait à l'esprit et au cœur, autant par la puissance des traditions que par la réunion de tant de splendeurs. Toutefois, l'éclat de cette fête merveilleuse était assombri par une pensée pénible. Un incendie, dont les ravages s'étendaient de jour en jour, consumait le royaume voisin. Les esprits sérieux calculaient déjà l'influence que cet événement ne manquerait pas d'exercer tôt ou tard au delà des frontières de la France. Déjà des émigrés commençaient à affluer vers cet Empire qui, pendant tant de siècles, avait servi de rempart contre un mouvement dont il faut rechercher l'origine bien avant l'orage de 1789; et cette puissance protectrice elle-même était déjà dans un état de décadence morale. Mon esprit était trop jeune alors pour calculer les vicissitudes de cet avenir menaçant; tout entier au présent, je saisissais de toute la force des impressions du jeune âge le contraste qui existait entre la France, que je venais de quitter, entre ce pays alors souillé par les premières agitations du jacobinisme, et le lieu où je voyais la grandeur humaine s'allier à un admirable esprit national; mais ma pensée n'allait pas plus loin. Entouré d'une multitude inintelligente qui s'intitulait le peuple, je venais d'assister au pillage de l'hôtel de ville de Strasbourg, acte de vandalisme commis par une populace en délire, qui se considérait également comme étant le peuple. Maintenant, au contraire, je me trouvais être un des gardiens de l'ordre public dans un hôtel de ville où tant de cérémonies imposantes avaient lieu, à quelques pas à peine de la France en conflagration. Je le répète, à cette époque-là, je ne pensais qu'à ce contraste, et j'étais plein de confiance dans un avenir qui, selon mes rêves de jeunesse, devait sceller le triomphe de cette organisation puissante sur la faiblesse et la confusion que je voyais au delà de nos frontières. Je dormais à côté d'un volcan, sans penser à l'éruption de la lave.
Ce fut vers la fin du séjour de la Cour impériale à Francfort que l'Empereur Léopold confia à mon père la charge, alors si importante, de ministre plénipotentiaire près le gouvernement général des Pays-Bas autrichiens. Ce titre de ministre plénipotentiaire, emprunté à la carrière diplomatique, désignait mal les fonctions attachées à cette charge; celui de "Ministre dirigeant du gouvernement général" les aurait mieux caractérisées. L'insurrection, où de tristes personnages tels que l'avocat Vandernoot et le prêtre Van Eupen jouèrent un rôle si déplorable, venait d'être étouffée. D'après le conseil du prince de Kaunitz, qui connaissait mon père comme un homme calme, avisé, conciliant, ce dernier fut choisi par l'Empereur pour mener à bonne fin la pacification morale de ces provinces, on revint sur les réformes imprudentes tentées par l'Empereur Joseph Il dans ces pays, et mon père réussit dans sa tâche.
De Francfort, je me rendis à l'Université de Mayence pour y étudier le droit. Mon frère, dont je n'avais jamais été séparé, était avec moi, depuis 1787, sous la surveillance d'un précepteur ecclésiastique ; c'était un homme posé, instruit; il avait été témoin des aberrations dans lesquelles était tombé mon précepteur jacobin. J'accomplissais ma dix-neuvième année ; à vrai dire, je n'avais plus de précepteur, et mon gouverneur était devenu mon ami et mon conseiller. Mon séjour à Mayence fut très avantageux pour moi ; il a positivement influé sur la suite de ma carrière. Je partageais mon temps entre mes études et la fréquentation d'une société aussi distinguée par son esprit que par la position sociale de ses membres. En ce temps-là Mayence et Bruxelles étaient les villes où se réunissaient les émigrés français appartenant aux classes élevées qui, à ce moment où l'émigration n'était pas encore forcée, comme elle allait le devenir, n'avaient pas encore à lutter contre la misère. Le commerce de cette société d'élite m'apprit à connaître les fautes commises par l'ancien régime en même temps les événements de chaque jour me faisaient voir les absurdités et les crimes auxquels une nation est forcément entraînée quand elle sape les fondements de l'édifice social. J'appris à mesurer la difficulté de fonder une société sur des bases nouvelles quand les anciennes sont détruites. C'est ainsi que j'arrivai à connaître les Français, à les comprendre et à être compris d'eux.
Je passai les vacances au sein de ma famille, à Bruxelles, ou mon père m'avait appelé pour me faire travailler dans ses bureaux. Sous plus d'un rapport, la charge de ministre plénipotentiaire près le Gouvernement général était, de toutes celles que l'Empereur avait à distribuer alors, la plus considérable, et en même temps une de celles qui demandaient le plus de travail. Le ministre réunissait dans sa personne la haute direction de toutes les branches d'affaires que comporte un État indépendant; un nombreux corps diplomatique résidait à Bruxelles, et, par suite, le ministre se trouvait à la tête d'un cabinet politique. Le pays venait de sortir d'une crise intérieure dont les suites se faisaient encore sentir partout; aussi ma situation me permettait-elle d'observer et d'étudier en même temps deux pays, dont l'un était livré aux horreurs de la Révolution, tandis que l'autre laissait encore voir les traces récentes de la crise qu'il venait de traverser. Cette situation et les leçons que j'en ai tirées n'ont pas été perdues pour moi dans le cours de ma longue carrière politique.
A la vue des scènes barbares dont la France était le théâtre, mon esprit se tourna instinctivement vers les études dont je pouvais me promettre le plus de fruit pour ma carrière future. Je sentais que la Révolution serait l'adversaire que j'aurais désormais à combattre; aussi je m'appliquai à étudier l'ennemi et à connaître ses positions. Je suivis les cours de droit et me trouvai en rapport avec des professeurs et des étudiants de toutes les couleurs. Comme toutes les Universités allemandes, celle de Mayence avait subi la contagion de l'esprit de nouveauté. La marche des événements en France échauffait les esprits. J'étais entouré d'étudiants qui inscrivaient les leçons d'après le calendrier républicain. Certains professeurs, entre autres un nommé Hofmann, qui était alors (1792) un des chefs des clubistes de Mayence, prenaient à tâche de mêler à leurs leçons de droit des allusions à l'émancipation du Genre humain, telle qu'elle avait été si bien mise en pratique sous Marat et Robespierre. Georges Forster, le savant compagnon du célèbre navigateur James Cook,, vivait à Mayence et réunissait autour de lui de nombreux partisans de la Révolution. J'allai dans sa maison, et je fus témoin de la séduction qui fit tant de victimes parmi les jeunes esprits. L'auteur dramatique Kotzebue habitait également Mayence; c'était alors le fervent adepte d'une école qui vingt-cinq ans plus tard, tourna ses poignards contre lui !
C'est de cette époque que datent mes premiers rapports avec l'historien Nicolas Vogt, dont les restes reposent dans le cimetière du Johannisberg. J'assistai à ses cours sur l'histoire de l'Empire allemand; soit qu'il devinât combien ses leçons pourraient m'être utiles plus tard, soit que son auditeur lui fût particulièrement sympathique, le fait est que je l'ai toujours compté au nombre de mes amis les plus dévoués. Souvent je me suis rappelé les paroles suivantes, qu'il m'adressa à la fin d'une discussion sur un point de critique historique : "Votre Intelligence et votre cœur sont dans la bonne voie, persévérez-y aussi dans la vie pratique; les leçons de l'histoire vous serviront de Guide. Quelque longue que puisse être votre carrière, vous ne verrez pas la fin de l'incendie qui consume à nos portes un grand État. Si vous ne voulez pas encourir des reproches, n'abandonnez jamais le droit chemin. Vous verrez de prétendus grands hommes passer au pas de course devant vous; laissez-les défiler, et ne vous écartez pas de votre route; vous les rattraperiez, ne serait-ce que parce que vous les croiserez dans leurs mouvements rétrogrades !" Le brave homme avait raison.
Au mois de juillet 1792, j'assistai au couronnement de l'Empereur François. Je remplis dans cette circonstance les mêmes fonctions qu'à celui de son auguste prédécesseur.
L'aspect que présentait alors la ville de Francfort était bien différent de celui qu'elle avait offert deux ans auparavant. La France était courbée sous le joug de la Terreur. Les événements se précipitaient; le contraste entre ce qu'on voyait à Francfort et ce qui se passait dans le royaume voisin était trop frappant pour échapper aux esprits et ne pas les affecter péniblement.
La frivolité qui caractérisait les émigrés français rassemblés à Francfort tranchait avec ces impressions sérieuses. Les princes de la famille royale étaient réunis à Coblence; tous ceux qui fuyaient devant la Révolution s'accordaient à évaluer à deux mois la durée de leur exil. Les plus avisés tournaient leurs regards vers les armées prussiennes qui se formaient sur le Rhin, et vers la guerre, qui avait déjà éclaté en Belgique entre l'Autriche et la France.
Parmi les personnages qui attirèrent plus particulièrement mon attention à Francfort, je nommerai l'abbé Maury, qui s'y trouvait en qualité de nonce du Pape, et le vicomte de Mirabeau, connu sous le sobriquet de Mirabeau-Tonneau; c'était le frère cadet du fameux comte de Mirabeau. Il était spirituel, courageux, royaliste fanatique, autant que son frère était ardent révolutionnaire. Je ne retrouvai pas dans l'abbé Maury l'intrépide député de l'Assemblée nationale constituante; aussi est-il certain que je fus moins surpris lorsque, plusieurs années après, je le revis cardinal, et de plus aumônier de la princesse Pauline Borghèse, sœur de Napoléon.
En raison des circonstances, les fêtes et les cérémonies du couronnement avaient peut-être un caractère plus imposant que celles des couronnements antérieurs. Le prince Antoine Esterhazy, qui remplissait les fonctions de premier anibassadeur de l'Empereur, voulut bien me confier la direction de la fête qu'il donna après le couronnement. J'ouvris le bal avec la jeune princesse Louise de Mecklembourg, qui se fit remarquer plus tard, comme Reine de Prusse, par sa beauté et par ses vertus. Elle avait deux années de moins que moi. Nous nous connaissions depuis notre enfance ; car les jeunes princesses de Mecklembourg, dont l'une devint Reine de Prusse, l'autre Reine de Hanovre, avaient été élevées à Darmstadt, sous les yeux de leur grand'mère, qui était intimement liée avec ma mère. Aussi longtemps que vécut la princesse Louise, il y eut entre nous des rapports de sincère affection.
Après le couronnement, les Souverains et la plupart des princes allemands se rendirent à Mayence, où le prince électeur étalait tout le luxe de sa Cour, qui était à cette époque la plus brillante de l'Allemagne. De leur côté, les princes français y étaient arrivés; tous s'apprêtaient à ouvrir la campagne, à l'issue de laquelle s'attachaient de grandes espérances. On croyait généralement à une victoire certaine. Les émigrés français regardaient le succès de l'entreprise comme infaillible, et la seule plainte que l'on entendît proférer avait trait aux lenteurs inséparables de la concentration d'une armée. D'après eux, il aurait suffi d'envoyer quelques bataillons pour faire arborer le drapeau blanc sur tous les clochers de France. Il est hors de doute que cette folle illusion fut pour quelque chose dans la défaite que subit bientôt l'armée prussienne.
De Mayence je me rendis à Coblence, où étaient retournés les princes français. L'armée prussienne était campée près du village de Metternich, à une lieue de la ville. C'est là que pour la première fois je vis de près le prince royal de Prusse, qui monta sur le trône après la mort du Roi Frédéric-Guillaume II.
Frédéric-Guillaume Il était le vrai type d'un Roi. Sa taille était gigantesque, et sa corpulence était à l'avenant. Dans toutes les réunions il dominait de la tête la foule qui l'entourait. Ses manières étaient nobles et engageantes. Les émigrés assuraient qu'il n'aurait qu'à se montrer tout seul sur la frontière pour faire déposer les armes aux "sans-culottes". Les Français d'alors ne comprenaient pas la Révolution, et, à part quelques rares exceptions, je doute qu'ils aient jamais réussi à la comprendre. Du reste, cette faiblesse n'est pas le partage exclusif des Français, car les hommes ne savent guère deviner les vraies causes et la portée des événements qui se passent sous leurs yeux.
La campagne, qui s'ouvrit bientôt, dissipa tous ces beaux rêves. Mal conçue et dirigée par un homme dont la réputation militaire reposait uniquement sur une phrase louangeuse de Frédéric II, elle se termina par une retraite désastreuse. D'après tous les renseignements que je pus recueillir dans la suite sur cette campagne, je suis convaincu que si le duc de Brunswick, au lieu de perdre son temps dans la Champagne, avait marché droit sur Paris, il serait entré dans cette capitale. Il est difficile de calculer les conséquences qu'aurait eues le succès d'une pareille opération; toutefois je suis certain, pour ma part, que cela n'aurait pas étouffé la Révolution. Sans parler des ressources militaires, qui étaient insuffisantes pour maintenir ce premier avantage, le mal avait fait trop de ravages, pour pouvoir être arrêté dans ses progrès par de simples opérations militaires, et l'Europe nourrissait trop d'illusions sur la portée de la Révolution pour qu'il eût été possible de faire marcher de front les remèdes moraux et la force des armes.
Vers l'automne je me rendis à Bruxelles. On était en pleine guerre. Par suite, mes études universitaires se trouvèrent interrompues. J'allai et je vins entre Bruxelles et l'armée, tantôt portant des ordres de mon père, tantôt cherchant à voir des amis. Je rentrais à Bruxelles après une de ces excursions, lorsqu'un aide de camp du général en chef informa mon père que le chef de l'armée française, le général Dumouriez, venait de faire arrêter et conduire aux avant-postes autrichiens les commissaires de la Convention. Je fus chargé de les recevoir à leur arrivée à Bruxelles. Je m'entretins longuement avec eux dans la prison qu'on leur avait assignée, et j'entendis leurs plaintes contre le général, qu'ils avaient mission de destituer et d'arrêter. Peu de temps après, nous vîmes le général Dumouriez lui-même dans les Pays-Bas. La Terreur décimait ses propres généraux, comme la mitraille décimait les soldats !
L'exécution de Louis XVI et de Marie-.Intoinette avait provoqué au dehors, mais surtout dans notre armée, un sentiment d'horreur qui se changea bientôt en une haine irréconciliable; pendant plusieurs semaines les troupes, malgré les efforts de leurs chefs, ne firent aucun quartier sur le champ de bataille.
La campagne de 1793 se termina par la prise de Valenciennes. (NDLR. C'est de cette époque que date son célèbre "Appel à l'Armée"). J'avais assisté à presque toutes les opérations du siège, et j'avais pu, de cette manière, voir la guerre de près; il serait à désirer que tous ceux que la destinée appelle à la direction des affaires politiques pussent passer par cette école. Dans la suite de ma longue carrière j'eus souvent occasion, pour ma part, de me féliciter d'avoir acquis cette expérience.
Je passai l'hiver de 1793-1794 dans les Pays-Bas. Je poursuivis les études exigées par la carrière à laquelle on me destinait, et je pris part aux affaires du gouvernement. Bruxelles était plein d'étrangers, et les émigrés parlaient toujours de la fin de leur exil avec une confiance que j'étais loin de partager.
Vers la fin de l'hiver, le vicomte Desandroins, trésorier général du gouvernement des Pays-Bas, fut chargé d'une mission pour le gouvernement anglais. Je l'accompagnai à Londres, où je fus reçu par le Roi Georges III avec une bonté et une affabilité toutes particulières. Les rapports entre la Cour impériale et la Grande-Bretagne étaient des meilleurs, et dans les deux pays l'opinion publique se prononçait avec une égale énergie contre les horreurs de la Révolution française, de plus, les intérêts des deux États semblaient se confondre. J'entrepris donc le voyage d'Angleterre sous les auspices les plus favorables, et mon séjour dans le pays me mit en relation avec les hommes les plus considérables de cette grande époque. C'est ainsi que je vis William Pitt, Charles Fox, Burke, Sheridan, Charles Grey (plus tard lord Grey), et tant d'autres personnages éminents qui jouèrent alors et plus tard un si grand rôle sur la scène politique. J'assistai aussi souvent que possible aux séances du Parlement, et je suivis avec une attention toute particulière le procès de Hastings (NDLR. Célèbre procès intenté contre Warren Hastings, gouverneur général du Bengale, et au cours duquel Pitt et Fox s'affrontèrent. Hastings fut acquitté). Je cherchai à me familiariser avec le mécanisme parlementaire, et mes efforts n'ont pas été perdus pour moi dans la suite de ma carrière. On avait alors jeté les yeux sur moi pour me confier le poste d'envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire de l'Empereur à la Haye. On le savait à Londres, et cette circonstance me facilita l'accès d'une sphère de la société qui d'ordinaire est fermée à un jeune homme de vingt et un ans. Je fis la connaissance du prince de Galles, qui fut plus tard régent du royaume, et enfin Roi sous le nom de George IV. Nos rapports, qui remontent à cette époque, durèrent pendant toute la vie de ce prince. La famille royale d'Angleterre était très-désunie à ce moment : le prince de Galles s'était jeté du côté de l'opposition. Ma jeunesse m'empêcha d'exprimer au prince ma désapprobation au sujet de sa conduite; cependant, je saisis un jour l'occasion de lui en dire un mot, qu'il me rappela trente ans plus tard, en ajoutant: "Vous aviez alors parfaitement raison."
Le prince de Galles était un des plus beaux hommes que j'aie rencontrés dans ma vie. A ses avantages extérieurs il joignait les manières les plus agréables. Il avait beaucoup de bon sens, et il fallait bien qu'il en eut beaucoup pour ne pas se perdre dans la mauvaise société qu'il fréquentait et où il se trouvait bien, sans permettre d'ailleurs qu'on lui manquât jamais de respect. Il conçut un grand attachement pour moi, et je crois qu'il me sut gré de ma réserve au milieu d'une société qui me déplaisait.
La guerre avait éclaté entre la France et l'Angleterre, et le moment approchait où les forces navales des deux puissances allaient se mesurer pour la première fois. Plusieurs centaines de navires marchands, à destination des Indes orientales et des Indes occidentales, attendaient dans la rade de Spithead et de St-Helens le moment de pouvoir mettre à la voile. Une flotte nombreuse devait protéger les vaisseaux de commerce contre une attaque en vue de laquelle on avait fait de grands préparatifs dans le port de Brest. Je désirai vivement assister au départ de la flotte. Le Roi, l'ayant appris, eut l'attention d'ordonner qu'on m'aidât à satisfaire mon désir. Un jour que je lui présentais mes hommages, il me dit qu'il me ferait avertir du moment où j'aurais à me rendre à Portsmouth pour assister au départ de la flotte, et qu'il donnerait à l'amiral Howe, ainsi qu'au commandant du port, toutes les instructions nécessaires pour qu'il me fût possible de contenter ma curiosité. Peu de temps après, Sa Majesté me fit dire que le moment de mon départ était venu. Muni des lettres indispensables de l'amirauté, je me mis en route pour Portsmouth. Cette ville était tellement remplie de curieux que, sans l'attention du commandant de la marine qui m'avait fait garder un appartement, je n'aurais pas trouvé à me loger. Le lendemain de mon arrivée, j'allai voir le commandant du port, et je me rendis à bord du vaisseau amiral pour remettre à l'amiral Howe la lettre dont on m'avait chargé pour lui. Il me reçut avec une parfaite courtoisie, et m'assura qu'il me ferait savoir le moment du départ des flottes.
Je passai trois jours à Portsmouth, visitant les grands établissements qui se trouvent dans cette ville. Dans la nuit du troisième au quatrième jour, je fus réveillé par un officier de l'état-major de l'amiral Howe, qui me dit qu'il avait l'ordre de me conduire à l'île de Wight; que, du haut de la montagne située derrière Cowes, nous verrions les flottes sortir des deux rades, et se réunir de l'autre côté de l'île ; qu'à la pointe sud de celle-ci, il y aurait à ma disposition une barque qui me permettrait de rejoindre le vaisseau amiral. Aussitôt, nous quittâmes Portsmouth, et à l'aube nous abordâmes à l'île de Wight. Nous atteignîmes notre point d'observation à six heures du matin. Il s'éleva une brise fraîche : ce fut le signal du départ de plus de quatre cents vaisseaux. Je compte ce spectacle au nombre des plus beaux que j'aie vus, je dirais presque qu'il puisse être donné à l'homme de voir. Au signal parti du vaisseau amiral , les navires marchands déployèrent leurs voiles : la flotte à destination des Indes occidentales passa à l'ouest de l'île; celle qui partait pour les Indes orientales, ainsi que la flotte royale, passa à l'est. Des centaines de barques remplies de curieux couvraient les deux rades à perte de vue; au milieu, on voyait les uns à la suite des autres les grands vaisseaux, observant l'ordre que savent garder de grandes masses de troupes manœuvrant sur le champ d'exercice. Quatre vaisseaux de ligne venant de Toulon et ayant des émigrés à bord défilaient, le pavillon blanc au grand mât, avec les vaisseaux anglais. Ce fait, unique dans les annales de l'histoire, prêtait aux circonstances un caractère qui ne s'effacera jamais de la mémoire de ceux qui ont vu ce spectacle. Il fallut plusieurs heures aux flottes pour se réunir au sud de l'île de Wight. Quand mon guide m'eut donné le signal du départ, nous descendîmes de la montagne et rejoignîmes l'amiral Howe à bord de la Queen Charlotte. Comblé d'attentions par l'amiral, je restai avec lui jusqu'au soir du 30 mai.
Un aviso détaché de l'escadre d'observation, qui stationnait devant Brest, apporta la nouvelle que la flotte française avait appareillé, et qu'elle mettait à la voile. Malgré le vif désir que j'exprimais à l'amiral d'assister à la rencontre, désormais imminente, des deux flottes, il m'ordonna de le quitter. "Le Roi, me dit-il, m'a chargé de vous faire tout voir; mais j'ai à vous renvoyer vivant, et je ne pourrais pas prendre sur moi de vous exposer aux dangers d'une bataille navale..". Je quittai donc la flotte, à mon grand regret, et m'embarquait sur le bateau que l'amiral envoyait à Portsmouth, avec ses dépêches à l'amirauté. Après m'être arrêté quelques jours à Portsmouth, j'arrivai à Londres. La ville était illuminée, et toute la population était sous le coup de l'enthousiasme provoqué par la nouvelle de la grande victoire navale remportée par la flotte anglaise à la hauteur d'Ouessant, le 1er juin. Cette nouvelle m'avait précédé de quelques heures. Je restai deux jours à Londres; le troisième jour je repartis pour Portsmouth, afin de voir rentrer la flotte avec ses prises.
Le vaisseau amiral, que j'avais quitté quelques jours auparavant dans les plus belles conditions, avait été un des plus maltraités. Comme il avait été engagé avec le vaisseau amiral français, il offrait l'aspect d'une véritable ruine. Une bonne partie de son équipage avait été tuée ou mise hors de combat.
L'amiral Howe, que je retrouvai sain et sauf, à ma vive satisfaction, rentrait couvert de lauriers.
Je devais retourner dans les Pays-Bas au milieu de l'été; mais la guerre en décida autrement. Dans l'attente des événements, je visitai l'intérieur de l'Angleterre. Comme l'ennemi avait pénétré dans les Pays-Bas, je m'embarquai au commencement de l'automne à Harwich, pour passer à Helvoetsluys. Nous fumes assaillis par une violente tempête qui nous rejeta jusque dans la rade de Dunkerque, au moment où le commodore sir Sidney Smith bombardait la ville. Exposé pendant plus de deux heures à un feu croisé, je n'échappai au danger de la situation que grâce à une saute de vent. Propagé par les journaux, le bruit se répandit que j'avais été fait prisonnier par les Français. Cette fausse nouvelle arriva jusqu'à mon père, qui, d'accord avec le général en chef de l'armée autrichienne, allait déjà s'adresser au gouvernement français pour obtenir ma liberté, lorsqu'il apprit que j'avais abordé en Hollande. Je m'arrêtai dans ce pays le temps nécessaire pour visiter La Haye, Amsterdam et une partie de la Hollande septentrionale; après quoi j'allai rejoindre le Gouvernement général des Pays-Bas autrichiens sur le bas Rhin, où il s'était retiré.
Au commencement du mois n'octobre, je fis avec mon père le voyage de Vienne. C'était la première fois que je visitais cette capitale. Au mois de février de la même année, le prince de Kaunitz était mort, et la direction des affaires étrangères avait été confiée au baron de Thugut. J'avais fait la connaissance de ce dernier à Bruxelles, où il avait passé plusieurs mois avec le comte Mercy d'Argenteau, qui, depuis qu'il avait quitté le poste d'ambassadeur à Paris, vivait dans la capitale de la Belgique. J'ai déjà dit qu'on avait jeté les yeux sur moi pour la légation de La Haye. Comme la conquête de la Hollande par l'armée de Pichegru ne me permettait pas de me rendre à ce poste, j'attendais les événements sans impatience, il est vrai, mais avec un sentiment de colère contre une révolution dont les conséquences menaçaient le corps social tout entier. La rive Gauche du Rhin était au pouvoir des troupes de la République française; la perte de ces territoires était due aux fautes de ceux qui avaient méconnu la force et la portée de la Révolution. Les domaines de ma famille, situés en grande partie sur la rive gauche du Rhin, avaient été confisqués par la grande nation; il s'agissait donc de faire valoir aussi bien que possible ceux que nous possédions en Bohême, et dont mon père et ses derniers ascendants s'étaient peu occupés dans tout le cours du siècle précédent. Mon père m'y envoya pour prendre sur les lieux mêmes les mesures nécessaires. Je passai les mois de novembre et de décembre seul à Koenigswart, et je me donnai tout entier à l'affaire confiée à mes soins.
Lors de mon retour à Vienne, je trouvai mes parents occupés d'un projet de mariage pour moi. Le prince Ernest de Kaunitz, fils aîné du prince chancelier d'État, avait une fille unique; il avait appris à me connaître pendant un court séjour que j'avais fait jadis à Vienne. À la suite de pourparlers préliminaires avec les parents, la conclusion du mariage ne dépendait plus que de l'inclination réciproque des deux jeunes gens. J'avais vingt et un ans, et la pensée de me marier si jeune ne m'était jamais venue. Il fut bientôt évident pour moi que mes parents tenaient beaucoup à ce mariage, mais la princesse de Kaunitz avant été bientôt après atteinte d'une maladie à laquelle elle succomba dans les premiers jours du mois de mars 1795, je ne fis la connaissance de ma future que vers l'été, et notre union fut fixée à l'automne de la même année.
Le prince Ernest de Kaunitz aimait tendrement sa fille, et il était décidé à ne pas s'en séparer; c'est pourquoi je consentis à vivre sous le même toit que lui. Le mariage fut célébré le 27 septembre 1795 à Austerlitz, dans le même endroit qui, dix ans plus tard, acquit une si triste célébrité.
J'ai déjà dit que les affaires publiques avaient peu d'attrait pour moi : j'aurais mieux aimé rester dans la vie privée et consacrer mon temps à l'étude des sciences. À l'époque dont je parle, le sort sembla favoriser mes goûts; je me fis un plan, mais il ne me fut pas donné de l'exécuter.
Je dois à mes lecteurs les raisons qui contribuaient à m'éloigner des affaires publiques. Placé jeune encore dans une situation qui me permettait d'envisager d'un point de vue élevé la marche des Grandes affaires, je trouvais qu'elles étaient conduites autrement qu'elles n'auraient dû l'être. Les affaires, ce sont les hommes. Les affaires ne sont que l'expression des qualités comme des défauts des hommes, de leurs penchants et de leurs erreurs, de leurs vices et de leurs vertus. J'étais inaccessible aux préjugés, et ne recherchais en toutes choses que la vérité; cependant ma modestie ne me permettait pas d'accuser d'insuffisance les hommes qui tenaient le gouvernail, quand je n'étais pas satisfait de ce qui se passait sous mes yeux; bien plus, j'attribuais à la faiblesse de mon intelligence et à mon peu d'expérience le sentiment qui me poussait à désapprouver tout bas la voie qu'ils suivaient. Quant à acquérir l'expérience qui me faisait défaut, ni mes goûts ni le devoir ne m'y portaient. Ma véritable vocation, selon moi, était de cultiver les sciences, surtout les sciences exactes et les sciences naturelles, qui m'attiraient plus que toutes les autres. J'aimais aussi les beaux-arts; ainsi rien n'éveillait en moi le désir d'enchainer ma liberté. La carrière diplomatique pouvait sans doute flatter mon ambition; mais durant toute ma vie je fus inaccessible à ce sentiment.
Dans l'automne de l'année 1797, je perdis mon beau-père. Mes affaires domestiques et les sciences continuèrent de m'occuper exclusivement. Je fréquentais assidûment des cours de géologie, de physique et de chimie; alors, comme je le fis encore plus tard, je suivais attentivement les progrès des sciences médicales. L'homme et sa vie physique me semblaient un sujet digne d'être étudié. Pendant une longue suite d'années, Vienne avait été riche en grands médecins. Van Swieten et Stoll étaient morts; la première chaire de médecine était alors occupée par Pierre Franck; Quarin honorait la science par l'étendue de son savoir; entouré d'un auditoire d'élite, Gall poursuivait ses leçons; Jacquin pénétrait toujours plus avant dans le domaine de la botanique. Je me plaisais dans ce cercle scientifique, et je laissais gronder la Révolution, avec laquelle je ne me sentais pas encore appelé à me mesurer. Plus tard, la Providence devait en décider autrement.
Le Congrès de Rastadt me força de sortir de ma retraite.
Les comtes du collège de Westphalie me confièrent la défense de leurs intérêts. J'acceptai cette mission plutôt par sentiment du devoir que dans l'espérance de pouvoir être utile à un corps menacé dans son existence, comme l'était l'Empire d'Allemagne. Je restai à Rastadt jusque vers le milieu du mois de mars 1799. Quand je vis le Congrès sur le point de se dissoudre, je ramenai ma femme et ma fille à Vienne. Peu de temps après mon retour dans cette capitale, j'appris la catastrophe qui marqua la fin d'un congrès qui, depuis le premier jour jusqu'au dernier, n'avait été qu'un leurre. Je n'eus pas alors l'occasion de voir Bonaparte. Il avait quitté Rastadt deux jours avant mon arrivée et celle de mon père. En leur qualité de premiers plénipotentiaires de l'Empire et de la République française, mon père et Bonaparte demeuraient dans le château de la ville, et leurs appartements n'étaient séparés que par le grand salon.
Rentré dans mes foyers, je repris mon train de vie et mes travaux habituels. Mon séjour à Rastadt ne pouvait qu'augmenter ma répugnance pour une carrière où mon esprit ne pouvait trouver de satisfaction. La Révolution française avait comblé la mesure de ses folies sanguinaires : la République n'en était que le triste résidu; l'Allemagne désunie était paralysée par la paix particulière que la Prusse avait conclue avec la France à Bâle, et par le système de la neutralité à tout prix, qu'avaient adopté les princes de l'Allemagne du Nord. L'Autriche seule restait sur le terrain, et la guerre était mal conduite. Y avait-il dans une telle situation de quoi m'encourager à échanger ma vie paisible contre une activité qui ne pouvait s'exercer que dans un cercle restreint, dans des limites qui répugnaient à mon esprit d'indépendance et mettaient ma conscience à l'étroit ?
A en juger par la disposition d'esprit dont je parle, on pourrait croire que j'étais morose. Il n'en est rien. Je ne connaissais point cette faiblesse ; mon goût pour les études sérieuses m'en préservait. Je ne me suis jamais isolé du monde, ma vie était celle d'un homme qui recherche exclusivement la bonne société ; elle seule a toujours eu de l'attrait pour moi. Dans l'arrangement de ma vie, la journée appartenait entièrement aux affaires, et la soirée était un temps de récréation séparant le travail du repos. Je fréquentais de préférence les salons où je savais trouver une conversation agréable ; j'étais déjà persuadé que c'est là ce qui aiguise l'esprit, redresse les idées fausses et apprend à éviter de faire dégénérer la conversation en vain commérage.
A cette époque, il y avait à Vienne plusieurs étrangers remarquables par leur esprit. Je dois une mention particulière à M. Pozzo di Borgo, qui joua plus tard un grand rôle dans les affaires publiques; il était alors agent secret du cabinet anglais. Je le rencontrais souvent dans les cercles que je fréquentais. Je trouvais chez lui une grande faconde avec une chaleur toute méridionale dans la manière d'exprimer ses opinions. Un salon où je n'allais toutefois que de loin en loin était celui du maréchal prince de Ligne. Le prince lui-même brillait par une souplesse d'esprit toute particulière ; son salon était d'ailleurs fréquenté par une société, très-mêlée, dont beaucoup de membres couraient après le bel esprit sans vraiment être spirituels. Depuis plusieurs années déjà, le prince de Ligne m'avait honoré tout spécialement de ses bontés; pendant mon séjour dans les Pays-Bas, il avait conçu le désir de me donner sa seconde fille en mariage, ce qui me valut de sa part le titre de gendre, qu'il me donna jusqu'à sa mort. A la suite de la conquête des Pays-Bas, le prince de Ligne et sa famille quittèrent Bruxelles pour aller à Vienne. Par un caprice du sort, la fille que le prince m'avait destinée épousa un comte Palffy; par contre, le mariage de ce dernier avec la fille du prince de Kaunitz, qui devint ma femme, fut rompu au moment de se faire.
La société où je me montrais le plus était celle de la princesse Charles de Liechtenstein (8) ; cette dernière était une tante de ma femme du côté maternel, et une des cinq princesses qui, pendant un certain nombre d'années, avaient formé la société intime de l'Empereur Joseph II. Ce petit cercle, connu pendant le règne de ce prince sous le nom de cercle des princesses, se composait de la princesse François de Liechtenstein, de la princesse Ernest de Kaunitz et de sa sœur la princesse Charles de Liechtenstein, et des princesses Kinsky et Clary. En fait d'hommes, sans compter l'Empereur Joseph, le maréchal Lascy, le grand chambellan, comte et plus tard prince de Rosenberg, et le prince de Ligne y étaient seuls admis. Après la mort de l'Empereur, cette société se dispersa. La princesse Charles réunit chez elle quelques débris du cercle d'autrefois, en y ajoutant tout ce que Vienne comptait de personnes d'un commerce agréable. La comtesse de Rombeck, sœur du comte Louis de Cobenzl, alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg, avait aussi ouvert ses salons : chez elle se réunissaient les étrangers, et surtout les émigrés français.
J'avais arrangé ma vie de manière à passer l'hiver dans la capitale et l'été à la campagne, tantôt dans les terres de ma femme, en Moravie, tantôt en Bohême, dans celles de ma famille. Je m'étais complètement retiré des affaires publiques; elles ne m'intéressaient plus que comme simple observateur. Mes observations, hélas ! n'étaient guère favorables à la cause que j'ai regardée pendant toute ma vie comme celle de la raison et du bon droit. De temps en temps j'allais voir le baron de Thugut, qui, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, dirigeait la chancellerie. Je ne cherchai pas à avoir avec lui des relations plus suivies; rien ne pouvait m'y pousser, car je n'avais nulle envie d'entrer dans les affaires, et, en dehors du service, le baron de Thugut ne voyait personne. Sur les principes j'étais d'accord avec lui; mais je condamnais la voie qu'il avait prise, et les événements de son ministère n'ont que trop bien montré que j'avais raison.
De temps à autre j'allais faire ma cour à l'Empereur, qui ne laissait passer aucune occasion de me reprocher ce qu'il appelait ma paresse. Un jour que je lui exposais m manière de voir, il me dit : "Vous vivez comme je serais heureux de vivre à votre place. Tenez-vous à ma disposition, c'est tout ce que je vous demande pour le moment."